16. Le second souffle



En septembre 1984, John Sculley me propose de venir passer quelques jours en Californie: il souhaite me confler la responsabilité d'un secteur d'édition de logiciels. Ancien patron de PepsiCola où il a passé dix sept ans, passionné d'architecture et d'électronique, John est un homme avec qui je suis en confiance. La meilleure preuve en est que lorsque nous sommes en désaccord, tout se passe très bien: un conflit d'idées reste un conflit d'idées et ne devient Jamais entre nous un conflit de personnes. Sculley sait que j'ai une vision très claire de ce qu'Apple pourrait devenir et que je suis prêt à consacrer mon énergie et ma passion à la réalisation de cet objectif. I1 sait aussi que la passion ne m'empêche pas d'être un gestionnaire.
Je suis convaincu qu'il est temps de ramener Apple vers ses racines--les racines du pommier en fleur. Pour moi, la raison d'être d'une société comme la nôtre est de réussir à faire éprouver a ses clients cette exultation particulière que procurent les ordinateurs personnels quand ils sont vraiment bons. Je pense, je l'ai assez écrit lCl que ce but a déjà été en partie atteint Mais par définition, l'essentiel du chemin resté toujours à parcourir, c'est ce qui donne son charme à l'existence d'un entrepreneur. On n'y arrive jamais tout à fait, il reste toujours des rêves a realiser, des territoires nouveaux à explorer. Ce qui est merveilleux avec l'innovation, c'est que, a un moment donné, elle se banalise, laissant ainsi la place, une fois encore, pour le nouveau le jamais vu, l'inouï. Cette exploration continuelle, ce défrichage de l'avenir est à mon sens encore plus nécessaire dans un domaine où se conçoivent et se vendent des outils à réfléchir et a communiquer.


Ces premières discussions avec John Sculley, Sl elles n ont pas tout de suite été concrétisées ont amorcé un processus qui devait aboutir, en mai 1985, à ma nomination comme directeur du marketing de la division Macintosh. Deux semaines plus tard, je devenais vice président du developpement des produits. Me voici donc, pour ainsi dire, dans l' il du typhon, à Cupertino, dans la ville où j'ai vécu mes premières amours avec la pulpeuse Visicalc. Je dois ajouter qu'Apple, comme l'industrie des ordinateurs personnels dans son ensemble, est entré au début de l'année 1985 dans une période de crise qui amènera à la fois des révisions déchirantes et, j'en suis persuadé, un second souffle, une seconde récolte.
Cette crise de croissance est celle d'un jeune arbre qui ploie sous le fardeau de ses fruits trop nombreux. En ce qui me concerne, elle a donné un objectif précis au désir déjà ancien de Sculley de me convaincre de venir en Californie. Dans une période de crise, il ne faut céder ni au rêve ni à la réalité. Il ne faut ni se réfugier dans ses fantasmes, ni ployer l'échine sous le fardeau des faits.
Après les discussions de septembre 1984, Sculley et moi avons envisagé quelques autres projets. Steve Jobs lui même avait agité devant moi plusieurs propositions un peu folles, comme celle qui aurait consisté à me céder tout simplement son poste. Au fond, Jobs est un homme qui préfère engendrer des enfants plutôt que de les élever, un géniteur plus qu'un nourricier. Il avait sans doute, en rêvant à une passation de pouvoir, le sentiment qu'il ne continuerait pas éternellement à gérer une société, fût elle sa propre création... Finalement, je ne regrette pas que ces projets n'aient pas pris corps immédiatement. J'ai eu le temps de réfléchir à ce que signifierait pour moi un changement de vie aussi radical.


Ce qui m'arrive aujourd'hui, j'en avais envie depuis 1972, depuis le jour où j'ai pris pour la première fois la fameuse autoroute 280 la plus belle du monde , selon les Californiens, pour me rendre de San Francisco à Cupertino. J avais envie de travailler là, dans un endroit où Je me sens bien, où les gens sont accueillants et determinés, où l'avenir est ouvert au vent du large. J avais envie de prendre mon petit déjeuner a sept heures du matin au restaurant Good Ear1h où l'on respire l'odeur du thé à la cannelle et où le JUS d orange est incomparable. J'avais envie de pouvoir, un week end, prendre ma voiture pour aller me promener dans Yosemite Park. De vivre dans cet univers de grands espaces physiques et intellectuels, où le sens de l'aventure et de la liberté est encore tellement vivace. Bien sûr, Je me SUlS interrogé sur mes facultés d'adaptation. Quand on a la quarantaine bien sonnée, on a pris ses habitudes... Mais je me suis rappelé que j'avais trois buts encore à atteindre dans l existence: écrire des livres, faire des ordinateurs, avoir un jour une maison en Anjou, dans cette merveilleuse région où je suis séduit par les pierres, les maisons, les roses, le vin, les petits châteaux un peu décadents que l'on visite le dimanche. Je suis donc actuellement en train de vivre la deuxième phase de ce programme. Les gens, ici, ne me font jamais sentir que Je SUlS un étranger, il n'y a aucune trace de xenophobie dans ce pays d'émigrés. Et puis, j'ai aussi fini par comprendre que Sculley était décidé a me faire venir, même s'il ne savait pas très bien pour quoi faire et qu'il ferait beaucoup pour y arriver. Maintenant, au moins, les choses sont beaucoup plus claires.


Il y a sept étapes dans la réalisation d'un projet: l'ignorance, l'indifférence, l'enthousiasme, la panique, la recherche des coupables, la punition des innocents, la promotion des non participants. Dans la restructuration d'Apple, j'appartiens à cette dernière catégorie. Je suis l'homme qui vient du dehors, même si j'étais déjà chez Apple, en France. L'homme du regard extérieur, qui peut dire certaines vérités, et qui peut avoir une vision moins embrouillée des moyens de sortir de la crise. Cette étrangeté crée parfois des moments d'émotion intense, des instants privilégiés. Mais la séduction de ces rencontres, qui est un des charmes de cette société, ne doit pas nous faire oublier les processus. Chez Apple, on a peut être eu tendance à oublier que la vie n'est pas faite d'une série d'orgasmes, mais aussi d'amour. L'idéal étant évidemment de pouvoir vivre les deux...


Quand les gens me demandent où je vais m'installer, je leur réponds: Quelque part entre Cupertino et la réalité . Que nous révèle cette crise ? Peut être qu'Apple était en train de perdre le sens de ses racines--ce qui ne signifie pas que les racines n'y étaient pas. Simplement, nous n'y avions plus accès, la sève ne montait plus. Au lieu de jouer la pièce pour nos clients, nous l'avons jouée pour nous mêmes, pour le petit milieu de l'informatique. C'était une sorte de narcissisme industriel. Et nous sommes devenus trop gras. Nous avons cédé à la tentation des rivalites dans l'organisation et à celle de l egocentrisme institutionnel. En bout de course, c est notre identité elle même qui s'est fracturée et deformee.


Quels sont les signes de la crise que nous traversons ? Notre chiffre d'affaires trimestriel etait de 700 millions de dollars à la fin de 1984. Il est tombé brutalement à 400 millions de dollars au début 1985. Nous avons vendu 25 % d ordinateurs en moins que d'habitude. Les actions Apple sont tombées de 30 à 17 dollars. Il est vrai que cette chute s'inscrit à l'intérieur d'une décrue générale de l'informatique personnelle. Les profits d'IBM ont baissé, la fabrication de l'IBM PC Junior a été provisoirement interrompue. Commodore a perdu de l'argent. Intel et Wang, entre autres, ont licencié du personnel.


Mais il ne s'agit pas pour autant d'accuser le monde exterieur de tous nos maux actuels. La situation générale n'a fait qu'exacerber nos problèmes internes. Il est vrai que si nous avons arrêté la fabrication de Lisa, cette décision avait ete prise avant la crise, et que cet arrêt est intervenu a un moment où les ventes de Lisa rebaptisée Macintosh XL (Extra large et Ex Lisa), étaient en train de remonter. Mais cette décision s'est trouvé coïncider avec la crise. Et elle a contribué à nous donner la mauvaise image d'une entreprise qui change son fusil d'épaule. Apple a déjà licencié 500 personnes dans les usines de fabrication. Une usine a fermé ses portes en mars pendant une semaine. Pourtant, une étude publiée dans Infosorp pendant le même mois a montré que Macintosh était l'ordinateur personnel le plus vendu au détail.


Car les produits ne sont pas en cause. Ce que nous vivons actuellement, c'est un changement d'époque. Les industries de l'informatique ont toujours connu lesgo go days à 100% de croissance annuelle, suivis de phases de reflux. N'exagérons pas la gravité des événements: nous passons d'un monde dans lequel la croissance prévue était de 60 à 80 % par an à un monde dans lequel il faut nous contenter de 30 à 50%. Ce n'est pas encore Longwy... Ces mouvements de bascule ne sont pas simplement des phénomènes de mode: ils témoignent d'une évolution qui se produit à un moment ou à un autre dans toutes les industries. Après une période où les clients ont faim de nouveaux produits, on entre dans une période où il s'agit d'éveiller leur appétit. Le problème est celui de la perception de la valeur. Pour ceux d'entre nous qui ont le goût des ordinateurs, la perception des mérites d'un nouveau produit se fait rapidement et facilement. Mais ceux qui ne vivent avec les ordinateurs qu'une vie parallèle sont entrés dans une phase d'explication et de réflexion. Il faut dire que nous sortons d'une époque où les ordinateurs personnels ont fait l'objet d'une véritable hystérie: ceux qui n'en avaient pas chez eux étaient forcément vieux, laids, impuissants et chauves. Ce terrorisme n'a plus cours, et on ne peut que s'en féliciter. Quelles que soient les qualités d'un produit, ces accès d'hystérie sont forcément suivis d'une phase de dépression dans laquelle les perspectives se modifient.


Nous sommes arrivés à un palier. La gageure consiste maintenant à en tirer le meilleur parti pour relancer la machine, mais aussi pour la faire tourner à un rythme de croisière, sans emballements excessifs et sans freinages nuisibles. Cette industrie s'était organisée en fonction de prévisions d'un volume de chiffre d'affaires qui ne correspond plus à ses capacités. Il est temps de la mettre au régime.


Me voici donc à Cupertino, dans des conditions bien différentes de celles que je pouvais imaginer quandJohn Sculley m'a fait ses premières propositions en septembre 1984. A l'époque, Je devals venir pour aider a la croissance. Aujourd'hui, si je suis là, c'est pour créer les conditions de la croissance future en aidant Apple à surmonter la crise. Notre avenir dépend de notre capacité à faire des produits à la fois sérieux et excitants. De notre détermination à développer de façon suivie la base technologique et logicielle que nous avons. A faire en sorte que les bibliothèques de programmes existantes puissent évoluer en douceur grâce à la création de machines plus puissantes qui susciteront à leur tour de nouveaux programmes. Comme les sapins qui ont toujours la même couleur mais jamais les mêmes feuilles... Nous sommes confrontés au défi classique du passage à l'âge adulte. Dans une période de croissance emballée, on peut faire des essais dans toutes les directions, on est emporté par le mouvement, et on sait que certaines erreurs ne comptent pas. Dans une période de croissance plus modérée, les conciliations avec la réalité deviennent indispensables C'est à dire qu'il faut rester créatif, mais à là manière du véritable artiste qui livre à temps l' uvre qu'on lui a commandée, et non dans le style du happening permanent. Nous avons, pour surmonter ce défi, un atout majeur: Apple a touJours eu une gestion saine qui a pu dégager une trésorerie abondante. Nous ne sommes donc pas dans la situation d'une société qui devrait brutalement renoncer à tous ses rêves. Nous devons simplement faire un tri.


Dans les années qui viennent, nos produits vont devenir de plus en plus eux mêmes, en magnifiant leurs possibilités. Apple II, avec ses slots, ses logements pour cartes interfaces, sa modularité, son immense bibliothèque de programmes, toutes ces virtualités que le marché nous a poussés à développer, va acquérir plus de mémoire, de vitesse, une capacité accrue de stockage sur disques, de meilleures couleurs, des images plus fines. Macintosh, cet enfant plein de promesses, ne changera pas non plus de nature. Nous lui donnerons des frères qui développeront encore son charme, cette relation intuitive qu'il entretient avec son utilisateur grâce à son principe d'expression imagée et à sa souris. Le nombre considérable de logiciels apparus en deux ans laisse présager que d'autres sont à naître, qui joueront encore mieux ce rôle d'exaltateurs d'arôme, de révélateurs de possibles.
Nous garderons, malgré notre chiffre d'affaires de un milliard et demi de dollars, notre mentalité de petite compagnie. Si nous réussissons à accroître notre fiabilité en restant fidèles à nos racines, nous réaliserons le rêve des deux Steve. Ce rêve qui est devenu le nôtre.

 

1.Un sonnet dans un circuit
2.Boire un verre
3.Dans la chambre nuptiale du Hilton
4.Le risque du vent
5.Un parfum d'infini
6.Les potins du savoir
7.Marions-les
8.La preuve du pudding
9.Souffrir avec
10.Dans le labyrinthe
11.Beautes a l'oeuvre
12.Ce genial imbecile
13.La puce et le microbe
14.Etonnez moi
15.L'artiste programmeur
16.Le second souffle

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