10. Dans le labyrinthe
Vu au microscope, un chip --une galette de silicium--, cela ressemble à
une photo aérienne du grand canyon du Colorado. Crevasses, collines,
chemins rocailleux qui se croisent dans tous les sens, falaises, rochers,
dénivellations... C'est une vision superbe, qui donne le sentiment
de voir la penséé du créateur, les chemins qu'elle
a empruntés, les obstacles qu'elle a surmontés, ses retours
en arrière, ses hésitations. La logique s'inscrit dans la
matière, la science montre la beauté de ses formes. Un chip
est une uvre d'art produite à des millions d'exemplaires et présente
dans la rue, dans la vie quotidienne, dans les voitures, les cartes bancaires,
les calculatrices... Nous vivons à une époque où un
objet n'a plus besoin d'être unique pour être une uvre d'art.
Tout a commencé quand on a découvert les propriétés
ambiguës des semi conducteurs, ces matériaux qui, contrairement
au cuivre qui conduit l'électricité en tous sens, permettent
de lui assigner une direction. On les appelle semi conducteurs parce qu'ils
ne sont ni bons conducteurs comme les métaux (l'or, le cuivre) ni
isolants comme le verre. Ce qui est véritablement fascinant, c'est
qu'en fait les semi conducteurs ne laissent passer le courant qu'à
cause des impuretés qu'ils contiennent. La découverte de
ce besoin d'impureté (les spécialistes parlent de dopage)
a conduit les électroniciens au c ur de la matière, de la
physique des solides.
L'informatique repose, pour l'essentiel, sur la progression de la connaissance
de l'intérieur des cristaux, de l'enchaînement de labyrinthes
que l'on y crée grâce à une optique et une mécanique
toujours plus fines, grâce à un toucher toujours plus délicat
dans l'implantation du bon corps étranger au bon endroit. Tout a
commencé pour les semi conducteurs avec les postes à galène:
une pointe posée sur un cristal de sulfure de fer permettait de
créer un sens unique pour le courant. Ce faisant, le courant alternatif
à haute fréquence porteur de la musique disparaît.
Reste le prélude de Bach qui modulait (créait des variations)
le courant porteur. Je l'entends encore dans le casque de mon enfance.
La difficulté est de trouver un point de contact entre l'aiguille
et le cristal qui donne une audition forte et stable. Cet effet était
connu avec d'autres matériaux que le sulfure de fer. C'est en cherchant
les meilleurs matériaux qu'on allait découvrir que cette
propriété était commune à certaines structures
cristallines et qu'une pureté excessive gâchait tout.
De l'aiguille sur la galène, on est passé à une petite
ampoule contenant un cristal de germanium et une aiguille fixée
en usine , puis on est passé de l'aiguille aux jonctions, aux frontières
entre deux matériaux. Toujours avec le même sens unique. Quelque
temps plus tard, un ingénieur, Schockley, a trouvé le moyen
de leur adjoindre une troisième électrode, un troisième
fil: désormais, on pouvait à volonté influencer le
courant qui passait entre les deux premiers conducteur, le moduler, le
commander, l'amplifier. De fil en aiguille, c'est le cas de le dire, on
en est arrivé aux circuits intégrés, comportant des
transistors, des résistances, des condensateurs et, surtout, plusieurs
plaquettes de silicium qui organisaient la circulation de l'ensemble. Des
électrodes, qui s'ouvraient et se fermaient, servaient de passages,
de portes, entre les semi conducteurs.
Un certain Ted Hoff a eu l'idée de transformer un circuit intégré
sur mesure pour un fabricant de calculettes japonais en un produit générique
offert à l'ensemble de la clientèle. Le microprocesseur était
né chez Intel. Il allait immédiatement susciter le désir
des créateurs:
il y avait en germe dans ce tout petit carré de silicium les dizaines
de milliards de dollars de l'industrie de l'informatique personnelle. Les
passionnés avaient depuis toujours envie d'un ordinateur à
eux, Ted Hoff allait leur ouvrir la possibllité de réaliser
leur rêve.
Un circuit, c'est un parcours, un jeu de pistes, avec des enchaînements,
des réseaux de routes. Un ordinateur, c'est un labyrinthe. A l intérieur
de la boîte, des milliers de portes s ouvrent et se ferment en s'entraînant
les unes les autres dans des séries d'opérations ultra rapides.
Elles fonctionnent sur un autre modèle que le château de cartes:
la fermeture d'une porte peut entraîner aussi l'ouverture ou la fermeture
d'une autre porte en amont. L'ordinateur possède une capacité
de rétroaction, de feed back, que le château de cartes n'a
pas. C'est la capacité d'agir sur sa propre action en fonction des
résultats de celle ci.
Un exemple élémentaire est celui de la chasse d'eau: le niveau
s'élève et pousse vers le haut le levier attaché au
flotteur. A un certain point, le robinet se ferme. Elémentaire feed
back. Cela se complique très vite: imaginons que, à un certain
niveau, le levier tire la chasse au lieu de fermer l'arrivée d'eau:
on obtient une action en dents de scie, que les spécialistes appellent
oscillations de relaxation . La beauté de l'ordinateur, c'est sa
capacité à exécuter un programme complexe et variable.
Il s'agit de bien autre chose que du déroulement uniforme d'une
suite d'opérationS, comme le programmateur mécanique séquentiel
d'une machine à laver. C'est le jeu du feed back, sa complexité,
ses inversions, qui font l'ordinateur.
Joël de Rosnay explique très bien les beautés de l'inversion
du feed back: un vieux cheikh d'Arabie convoque ses deux fils à
son chevet et leur tient à peu près ce langage: Je vais bientôt
mourir, un seul d'entre vous héritera du royaume: ce sera celui
qui gagnera la course.. de lenteur. Vous irez, à cheval, jusqu'à
l'autre bout du royaume. Et celui d'entre vous dont le cheval passera la
frontière en dernier sera mon successeur . Les ministres sont affolés:
combien de temps va durer cette course interminable ? Mais au bout de quelques
heures, on voit arriver ventre à terre les deux frères qui
passent au grand galop les portes de la cité. Que s'est il passé
? Ils ont échangé leurs montures, et la course de lenteur
s'est transformée en course de vitesse.
Revenons à la chasse d'eau, pour imaginer un instant que la liaison
entre le flotteur qui monte et le robinet dépende . En d'autres
termes, imaginons que l'ouverture ou la fermeture du robinet ne soit plus
une fonction rigide de la hauteur de l'eau, une tige, mais que les effets
produits par la montée du niveau dépende de l'état
du mécanisme d'autres chasses d'eau, lesquelles sont elles mêmes
dépendantes, et ainsi de suite...
C'est ainsi que se constitue le labyrinthe intellectuel des hasards logiques
d'un ordinateur Pour decrire le fonctionnement d'un ordinateur programmable,
Alan Turing, un des génies fondateurs de l'informatique, proposait
un modele minimaliste. Une bande de papier d'une longueur infinie, divisée
en petits carrés, défile devant une fenêtre de même
taille que les carrés de papier. Le programme consiste à
décider de l action a suivre en fonction de ce qui apparaît
devant la fenêtre: écrire zéro ou un, faire défiler
la bande vers la droite ou vers la gauche. La beauté de ce modèle
si simple, c'est que, en theorie, la structure de base de tous les ordinateurs
du monde y est contenue.
Il n'a été question jusqu'ici que de quincaillerie, de hardware.
Mais en fait, le software, le logiciel, n'est différent qu'en apparence.
En effet, la structure de la machine décrit l'enchaînement
mecanique des ouvertures et fermetures de portes. Le logiciel est censé
manipuler cette structure: on donne le programme, il fait passer la machine
par un certain nombre d'états, puis 11 y a un état final,
un résultat. En fait, le matériel et le logiciel, pour reprendre
un propos de Marvin Minsky, ne sont que deux niveaux differents de cristallisation
d'un même type de structure, d'information. Cela est tellement vrai
que les ordinateurs ont des niveaux de program mation.
Je programme en Basic. En fait, je prépare des données pour
un autre programme appele interpréteurs qui va exécuter les
instructions que j'ai mises dans mon programme Basic. Cet interpréteur
va lui même faire appel a une couche de logiciel souvent appelée
le systeme. Il envoie des appels au système lui même charge
de fonctions comme la lecture d'un fichier sur disque ou l'écriture
sur l'écran. Ce même systeme manipule directement ou au travers
d'une ou deux autres couches le matériel, le microprocesseur, les
mémoires, les entrées sorties. L'étagement est tel
qu'on trouve souvent plus commode de geler du logiciel dans le matériel.
Comment appeler du software gelé dans le hardware ? Firmware, bien
sûr ! Mais s'arrêter à la difficulté consistant
à trouver une frontière nette entre le matériel et
le logiciel ne nous amènera pas à des conclusions très
opérantes.
Le rôle des ordinateurs personnels est précisément
d'ouvrir cet univers à ceux qui veulent l'explorer, en les laissant
libres de leur choix quant au niveau de leur descente aux enfers. Et aussi
de ne pas contraindre ceux d'entre nous qui ont d'autres intérêts
dans la vie à effectuer ce voyage. Savoir se faire oublier et être
là quand on le veut, comme on le veut...
Cela commence au ras des circuits intégrés. La fierté
de Steve Wozniak comme celle de Steve Jobs est de faire des machines qui
maximisent l emploi d'un nombre volontairement--passionnement !-- réduit
de composants. En 1976
l'Apple II était un chef d' uvre de cent trenté circuits
intégrés qui faisaient plus de choses que des machines en
comptant le double. Macintosh avec cinquante trois circuits fait plus et
mieux que d'autres avec deux cent cinquante.
Passion de l'élégance technique. Sûrement. Mais pas
uniquement. C'est aussi un moyen d abaisser le prix de revient, ce qui
rend le produit compétitif. Un autre avantage est la fiabilité
des fonctions qui a toujours un rapport dlrect avec le nombre des composants.
Avec moins de composants, on peut aussi se passer d un vent;llateur plus
ou moins discret et sujet lui aussi a des pannes qui risquent à
leur tour de faire frire une machine mal protégée.
Les choses ne se sont pas toujours passées aussi simplement, avec
un serviteur docile chacun pour soi. Grâce aux vitesses vertigineuses
des ordinateurs, on a inventé le time sharing, le partage du temps.
Au début, le coût élevé des premiers ordinateurs
avait conduit à une utilisation intensive: les coûts fixes
étant plus élevés que celui des salaires, on avait
pris l'habitude de les faire fonctionner Jour et nuit. Vieux raisonnement
herité de l'âge industriel: il faut rentabiliser l'investissement
mécanique. Comme chez Renault, les manutentionnaires faisaient les
trois huit. Leurs gestes étaient répétitifs, comme
sur une chaine de montage automobile: ils consistaient à faire entrer
des lots de cartes perforées dans la machine. La mémoire
externe était donc stockée dans un bac à cartes contenant
le programme et les données --souvent des logiciels très
compliqués, à côté desquels le Basic est d'une
simplicité enfantine. Ces logiciels donnaient à l'ordinateur
des informations pour traiter les données ou pour activer un programme
interne. Très tôt, dans les années cinquante, pour
éviter les transports de cartes d'une ville à l'autre, on
s'est avisé qu'il était possible de les brancher sur un lecteur
de cartes relié au téléphone. Ensuite, on s'est aperçu
qu'un ordinateur capable d'effectuer un million d'opérations par
seconde était relié à des télétypes
beaucoup plus lents, qui n'imprimaient que dix caractères par seconde,
ce qui représentait une perte de temps considérable: on en
est donc venu à l'idée de lui faire faire d'autres tâches
pendant l'impression --et en particulier de l'amener à servir plusieurs
utilisateurs à la fois. Plus précisément, l'ordinateur
servait chaque utilisateur à son tour, mais les tours de chacun
ne duraient qu'un dLxième de seconde, ce qui donnait l'illusion
de la simultanéité. Un jongleur qui maintient cinq pommes
en l'air donne l'impression de ne pas les toucher. C'est ce qu'on a appelé
le time sharing. Les ordinateurs travaillaient donc pour beaucoup de personnes
en même temps. Ils étaient tout de même quelquefois
débordés, comme un garçon de caté qui eSsaie
de servir de la bière à tout le monde en même temps.
Le time sharing avait ses limites l informatique personnelle s'y est largement
substituee.
On prend vite l'habitude de ces vitesses phénoménales: au
bout de quelques semaines d'usage, le rapport au temps se modifie, on a
tendance à se plaindre dès qu'il faut attendre trois secondes
pour que l'ordinateur fasse son travail. J'ai tendance à m'impatienter
si l'imprimante de mon Macintosh ne crache pas sa page rnaintenant ! Peu
importe que j'aie utilisé plusieurs Jeux de caractères, ajouté
au texte des graphiques et des lettrines. Je suis gâté par
mon ordinateur,.personnel.
De tous ces phénomènes complexes quif se produisent dans
le corps de l'ordinateur, l'utilisateur ne peut avoir qu'une conscience
partielle. Leur niveau de complexité est devenu tel que personne
ne peut l'appréhender dans sa totalité. Même un programmeur
n'en perçoi t qu une partie, et si ces machines sont tou t de même
programmables, c'est parce qu'il es t possible de s'adresser à un
seul étage de leur structure compliquée, à un modèle
intellectuel, 0 sans être au courant de tous les parcours possibles,
de tous les emboîtements.
Ce qui fait le charme particulier du Macintosh, c'est qu'il est l'exemple
le plus achevé de l'interpénétration du hard et du
soft. Il possède un étage supplémentaire: un logiciel
de base qui n'existe nulle part ailleurs et qui lui donne sa personnalité.
Le moteur --ou microprocesseur--reçoit des ordres de conduite qui
sont transmis dans des memoires mortes qu on appelle des rom (read only
memories). Ce sont ces memoires mortes qui contiennent ce logiciel de base,
qui est protégé par un copyright analogue à celui
de la propriété littéraire et artistique. Comment
les choses se passent elles ? Le microprocesseur, le moteur, n'a que des
instructions assez grossieres: il comprend des ordres qui sont des suites
de 1 et de 0, donnés par la main de l'utilisateur qui déplace
la souris , frappe un caractère, etc. Mais le Macintosh, lui, a
des instructions assez sophistiquées pour lui permettre de faire
beaucoup de choses avec une grande simplicité. Comment passe t on
de l'un à l'autre ? C'est le logiciel de base, qu'on appelle aussi
système d'exploitation, qui sert de traducteur, de pont. n s'agit
en fait d'une couche semi matérielle, d'un édredon logique.
Pour le qualifier, on parle de cristallisation. En fait, il ne s'agit ni
de software, ni de hardware, mais de firmware. C'est à cette couche
semi matérielle que l'on a affaire quand le Macintosh salue son
utilisateur. Ensuite, lorsqu'on utilise un programme comme Mac Write, le
programme transmet les instructions au firmware. Chaque programme, quand
i1 est mis en fonctionnement, vient s'appuyer sur ce support. Toutes les
possibilités graphiques, textuelles, gestuelles du Macintosh sont
contenues ans deux petites puces de firmware, dont la richesse intellectuelle
est incalculable. Il a fallu pour les mettre au point, des millions d'heures
de recherche. C'est une des fondations du Macintosh. Le microprocesseur
est remplaçable: n'importe quel revendeur peut le fournir à
un client. Mais le firmware est une uvre intellectuelle ont nous avons
gardé les droits. C'est à cause de sa presence, par exemple,
que les disquettes Apple II ne sont pas utilisables sur Macintosh elles
ne savent pas communiquer avec lui. Lé format pourrait être
harmonisé, le jeu d'instructions retranscrit; mais il est probablement
impossible de les adapter pour qu'elles puissent avoir es rapports cohérents
avec le firmware.
Au fond, cela ressemble à l'écriture. Quand on ecrit, on
n est pas toujours conscient des i erents mecanismes que l'on met en uvre
Pour programmer, il est nécessaire de travailler sur un modele simplifié,
un excès d'informations sur ce qui se passe serait stérilisant
pour la creation. Ainsi le constructeur doit il donner au programmeur des
outils intellectuels qu'il puisse maîtriser. Et la réussite
d'un programme sera etroitement liée à la simplicité
des métaphores qu il va produire: une feuille de papier avec des
colonnes, des pinceaux, des crayons...
Le talent, c'est le choix. La connaissance s organise par emboîtements
successifs, par étages de complexité, comme les poupées
russes qui se contiennent les unes les autres. A chaque étage, l'homme
de l'étage mobilise ses competences particulières, combine
les éléments dont il dispose. Inutile de dire que ce mode
de travail exclut tout isolement et que la conception d un ordinateur est
un travail d'equipe, s il en est...
Que se passe t il entre la machine et l'homme qui s'en sert ? La machine
traduit les messages qu'elle contient dans une langue codée en un
langage intelligible pour le cerveau humain. Il ne s'agit pas d'une traduction
horizontale, comme le serait celle d'un texte italien traduit en espagnol.
Mais d'une traduction verticale, entre un organisme relativement simple
--celui de la machine-- et un organisme infiniment plus complexe--le cerveau
humain. La différence de complexité entre les deux est vertigineuse,
littéralement impensable. Elle est de l'ordre d'un millimètre
à 10 000 kilomètres --la distance de Paris à Cupertino,
Californie. En fait, la complexité combinatoire du cerveau humain
est proprement incomprehensible. Des milliards de neurones opèrent
chacun des milliers de connexions, créant une topologie, un labyrinthe
impossible à représenter ou même à concevoir.
La différence est telle qu'entre l'ordinateur et le cerveau, le
saut n'est pas simplement quantitatif mais bien qualitatif. Et cette distance
est une donnée incontournable pour qui reflechit sur ce qu'il est
convenu d'appeler l'intelligence artificielle. Ce n'est pas demain matin,
ni apres demain, que les ordinateurs pourront rivaliser avec les hommes...
Pourtant, même avec cette infirmité radicale, il y a dans
cet instrument quelque chose qui nous dérange et nous inquiète.
C'est qu'il prolonge notre pensée. Et il le fait tellement bien,
à sa façon, avec ses limites, qu'on ne peut pas s'empêcher
de se poser des questions bizarres. Si cette machine pense de mieux en
mieux, est ce que moi, qui pose cette question, je serais une machine ?
Le fonctionnement de l'ordinateur fournit des images pour comprendre certains
processus psychologiques. Dans son livre sur 1 apprentissage de la maîtrise
des rêves, Creative dreaming, un de ces essais de psychologie surgelée
à l americaine qui ont leurs mérites, Manuel Fernandez explique
que si l'on veut se souvenir de ses rêves, il ne faut surtout pas
bouger en se reveillant, parce que certaines relations neuromusculaires,
si elles sont activées, ont pour fonction de vider le stock de la
mémoire à court terme. Si on veut se souvenir du rêve
qui etait entreposé là, il faut d'abord lui donner le temps
de transiter vers la mémoire à long terme. C est une expérience
que chacun peut faire. En termes informatiques, on pourrait dire qu'il
faut vider ce qui a été inscrit dans la mémoire de
l ordinateur dans une disquette avant d'éteindre la machine. Ensuite,
on peut tranquillement l'oublier, parce qu'on pourra toujours aller le
rechercher. Le temps n'est pas loin où on parlera tout naturellement
d'intelligentsia artificielle...
Il y a une autre troublante apparence de parenté entre l'ordinateur
et le vivant. On dit souvent qu'une définition du vivant est la
création d'effets organisés à large échelle
à partir de tout petits phénomènes: l'ovule et le
spermatozoïde créent un homme de soixante quinze kilos. Un
assassinat à Sarajevo déclenche une guerre mondiale. Avec
l'ordinateur, une caresse d'aile de papillon déclenche aussi des
effets organisés a grande échelle.
En passant, je voudrais dire aux utilisateurs d'ordinateurs qui ont fait
la pénible expérience de perdre par inadvertance ce qu'ils
ava1ent oublié de stocker qu'ils ne sont ni les premiers ni les
derniers; cela m'est arrivé un nombre incalculable de fois, et c'est
aussi utile qu'inevitable. D'ailleurs, les bons manuels d'informatique
sont ceux qui posent la question: Avez vous fait telle erreur ? La bonne
reponse est OUl, parce que c'est la seule garantie pour la suite...
Quand je suis confronté à cette interpellation un peu rageuse
des gens qui se demandent a quoi les ordinateurs peuvent bien servir, Je
reconnais leur inquiétude comme etant aussi la mienne. Elle n'est
pas liée à l'ignorance, mais a l'inquiétude, à
l'agacement devant la rivalite imaginaire que pourraient représenter
les performances trop parfaites de ces machines. L inquietude est le revers
de la fascination et nul n'y échappe. Pourtant, je sais que, aussi
longtemps que les ordinateurs seront incapables de jouer avec les mots,
les figures de style (métonymies syllepses ou calembours...), nulle
rivalité né pourra s instaurer.
On voit mal comment la complexité du cerveau humain pourrait être
transférée dans un code, Sl compliqué soit il. Il
existe, en mathematiques, des problèmes reconnus comme 1ntraltables
parce que la solution du problème exigerait plus d'étapes
qu'il n'y a d'électrons dans tout l'univers. Soit le dessin d'un
réseau de quatre ou cinq routes entrecroisées: on fait parcourir
ce réseau tout simple à trois voitures, de façon que
Sl une voiture est sur un segment designe du trajet, la deuxième
ne doit pas être sur tel autre segment et ainsi de suite. Cela a
l air enfantin, et pourtant il n'y a pas de solution genérale à
ce genre de problème, pas de formule, d algorithme, qui puisse rendre
compte de toutes ses donnees. Il est possible d'énoncer ce probleme,
mais non de le résoudre. Il est tout aussi impossible de dessiner
une carte du cerveau humain. Il se pourrait bien qu'il s'agisse d'un probleme
du même type: intraitable. Il y a sans doute une limite dans le réel
qui n'est pas dans la pensee. Bien sûr, on peut énoncer les
mots: la carte du cer7reau humain, mais il n'y a pas de realite qui corresponde
à ces mots.
Beaucoup de sciences sont en train de faire l experience d'une descente
à l'abîme. Comme dans ces jeux de miroirs face à face
mais un peu décalés qui se renvoient une même image
jusqu'à l'infini. Ou ces dessins qui représentent un dessin,
qui représente..., etc. Il y a toujours une autre poupée
russe, un emboîtement supplémentaire. Les savants qui travaillent
sur la physique des particules font des découvertes de ce genre;
impossible d'imaginer que cela puisse s'arrêter, sauf à trouver
--ce qui est pour le moins douteux--les ultimes composants de la matière
à partir desquels tout l'échafaudage se construit.
La théorie de l'information contient un autre paradoxe: l'information,
dont la nature est d'être transmise, se dégrade précisément
quand on la transmet. Transmettre une information, c'est aussi y injecter
du bruit, de l'entropie. Ce mystère se retrouve dans la biologie:
au plus bas niveau moléculaire, électronique, de l'être
humain, on trouve une information stockée dans l'ADN, mais cette
information est condamnée à se dégrader au cours de
sa transmission. Reste à expliquer comment la vie réussit
à remonter la pente, à fabriquer de l'information malgré
cette dégradation, à produire du sens malgré l'entropie.
I1 est donc possible d'énoncer la solution d'un problème
pour lequel il n'existe aucune solution... La science, devant de telles
questions, nous aide à reconnâître la part d'absurde
contenue dans la réalité. Ce qui est fascinant, avec les
ordinateurs, c'est qu'ils nous font comprendre, à partir de leurs
limites, une partie de notre propre fonctionnement. C 'est un effet de
retour, un autre eed back. S ils se vendent tellement bien c est parce
que le désir qu'ils suscitent est re ou e par une ambivalence, un
questionnement: cette chose va t elle penser à ma place ou vais
Je reussir a la dominer ? Pour peu qu'on se decide a plonger, à
les utiliser, on s'aperçoit avec soulagement qu'ils restent à
la place qu'on leur assigne, à cette place instrumentale, subalterne
pour laquelle ils ont été conçus. Ils ne sont pas
es rivaux mais des serviteurs. Quand on a vraiment compris, expérimenté
cette hiérarchie, ors on a le sentiment enivrant d'être aux
commandes d'une forte puissance.
Il n'est pas facile d'être un humain, c'est àdire un obJet
qui s'examine lui même Cela crée toutes sortes de labyrinthes,
de déscentes à abîme, d incertitudes et de culpabilités...
Mais ce douteux privilege est aussi une certitude plutôt rassurante,
face à l'univers informatique on imagine mal, vraiment, comment
un ordinateur pourrait prendre conscience de sa propre existence. A la
fin du film 2001, il y a une scène bouleversante où l 'ordinateur,
Al, régresse et supplie qu on le laisse vivre alors qu'on lui enlève
ses neurones. Mais pour le moment, et aussi oin que l imagination puisse
prévoir, il est inconcevable d imaginer qu'une machine soit convaincue
d'être vivante. On peut formuler cette même idee a l envers:
aucune machine ne sait qu'elle n'est pas vivante, aucune machine ne sait
qu'elle est morte. En revanche, il m'arrive, à moi, humain, d'imaginer
que je suis une machine. On peut, par exemple, se représenter le
destin sous la forme d'un programme, la conscience sous la forme d'un algorithme.
Un algorithme, c'est ce qui sert à décrire à l'avance
tous les gestes que l'on s'apprête à faire. Si je suis un
algorithme, je n'ai plus de libre arbitre: je suis un mort. Dès
qu'on commence ce genre de spéculation, on se trouve entraîné
dans une sorte de vertige.
Certains scientifiques sont très attachés, pour des raisons
mal élucidées, à une conception réductionniste
du psychisme, qui en fait la résultante de processus neuro biologiques.
Face aux composants infinitésimaux de la matière, les frontières
de la vie deviennent imprécises: on ne sait pas, devant certains
virus, si ce sont des cristaux ou des organismes. L'étape suivante,
dans cet ordre d'idées, mène à lui donner une origine
moléculaire et donc électronique. Encore un pas, et on explique
le psychisme par la mécanique quantique. Mais au terme de cette
logique, on se retrouve ramené au début du raisonnement:
la mécanique quantique s est aperçue qu'elle était
obligée de tenir compte du psychisme, qu'elle ne pouvait pas se
passer de l'observateur conscient --et que sa présence influençait
les phénomènes observés. Si je ne suis pas un algorithme,
c'est que je ne peux être entièrement décrit, enfermé
dans un système. Voilà boucle notre cercle épistémologique
On le voit, la fréquentation assidue des ordinateurs a des effets
dévastateurs sur les sujets sensibles aux frissons logiques. Je
m'entends ecrire ici que les ordinateurs sont des machines mortes. Et toute
la journée, j'en parle comme d'êtres vivants.