10. Dans le labyrinthe



Vu au microscope, un chip --une galette de silicium--, cela ressemble à une photo aérienne du grand canyon du Colorado. Crevasses, collines, chemins rocailleux qui se croisent dans tous les sens, falaises, rochers, dénivellations... C'est une vision superbe, qui donne le sentiment de voir la penséé du créateur, les chemins qu'elle a empruntés, les obstacles qu'elle a surmontés, ses retours en arrière, ses hésitations. La logique s'inscrit dans la matière, la science montre la beauté de ses formes. Un chip est une uvre d'art produite à des millions d'exemplaires et présente dans la rue, dans la vie quotidienne, dans les voitures, les cartes bancaires, les calculatrices... Nous vivons à une époque où un objet n'a plus besoin d'être unique pour être une uvre d'art.
Tout a commencé quand on a découvert les propriétés ambiguës des semi conducteurs, ces matériaux qui, contrairement au cuivre qui conduit l'électricité en tous sens, permettent de lui assigner une direction. On les appelle semi conducteurs parce qu'ils ne sont ni bons conducteurs comme les métaux (l'or, le cuivre) ni isolants comme le verre. Ce qui est véritablement fascinant, c'est qu'en fait les semi conducteurs ne laissent passer le courant qu'à cause des impuretés qu'ils contiennent. La découverte de ce besoin d'impureté (les spécialistes parlent de dopage) a conduit les électroniciens au c ur de la matière, de la physique des solides.


L'informatique repose, pour l'essentiel, sur la progression de la connaissance de l'intérieur des cristaux, de l'enchaînement de labyrinthes que l'on y crée grâce à une optique et une mécanique toujours plus fines, grâce à un toucher toujours plus délicat dans l'implantation du bon corps étranger au bon endroit. Tout a commencé pour les semi conducteurs avec les postes à galène: une pointe posée sur un cristal de sulfure de fer permettait de créer un sens unique pour le courant. Ce faisant, le courant alternatif à haute fréquence porteur de la musique disparaît. Reste le prélude de Bach qui modulait (créait des variations) le courant porteur. Je l'entends encore dans le casque de mon enfance. La difficulté est de trouver un point de contact entre l'aiguille et le cristal qui donne une audition forte et stable. Cet effet était connu avec d'autres matériaux que le sulfure de fer. C'est en cherchant les meilleurs matériaux qu'on allait découvrir que cette propriété était commune à certaines structures cristallines et qu'une pureté excessive gâchait tout.
De l'aiguille sur la galène, on est passé à une petite ampoule contenant un cristal de germanium et une aiguille fixée en usine , puis on est passé de l'aiguille aux jonctions, aux frontières entre deux matériaux. Toujours avec le même sens unique. Quelque temps plus tard, un ingénieur, Schockley, a trouvé le moyen de leur adjoindre une troisième électrode, un troisième fil: désormais, on pouvait à volonté influencer le courant qui passait entre les deux premiers conducteur, le moduler, le commander, l'amplifier. De fil en aiguille, c'est le cas de le dire, on en est arrivé aux circuits intégrés, comportant des transistors, des résistances, des condensateurs et, surtout, plusieurs plaquettes de silicium qui organisaient la circulation de l'ensemble. Des électrodes, qui s'ouvraient et se fermaient, servaient de passages, de portes, entre les semi conducteurs.


Un certain Ted Hoff a eu l'idée de transformer un circuit intégré sur mesure pour un fabricant de calculettes japonais en un produit générique offert à l'ensemble de la clientèle. Le microprocesseur était né chez Intel. Il allait immédiatement susciter le désir des créateurs:
il y avait en germe dans ce tout petit carré de silicium les dizaines de milliards de dollars de l'industrie de l'informatique personnelle. Les passionnés avaient depuis toujours envie d'un ordinateur à eux, Ted Hoff allait leur ouvrir la possibllité de réaliser leur rêve.
Un circuit, c'est un parcours, un jeu de pistes, avec des enchaînements, des réseaux de routes. Un ordinateur, c'est un labyrinthe. A l intérieur de la boîte, des milliers de portes s ouvrent et se ferment en s'entraînant les unes les autres dans des séries d'opérations ultra rapides. Elles fonctionnent sur un autre modèle que le château de cartes: la fermeture d'une porte peut entraîner aussi l'ouverture ou la fermeture d'une autre porte en amont. L'ordinateur possède une capacité de rétroaction, de feed back, que le château de cartes n'a pas. C'est la capacité d'agir sur sa propre action en fonction des résultats de celle ci.


Un exemple élémentaire est celui de la chasse d'eau: le niveau s'élève et pousse vers le haut le levier attaché au flotteur. A un certain point, le robinet se ferme. Elémentaire feed back. Cela se complique très vite: imaginons que, à un certain niveau, le levier tire la chasse au lieu de fermer l'arrivée d'eau: on obtient une action en dents de scie, que les spécialistes appellent oscillations de relaxation . La beauté de l'ordinateur, c'est sa capacité à exécuter un programme complexe et variable. Il s'agit de bien autre chose que du déroulement uniforme d'une suite d'opérationS, comme le programmateur mécanique séquentiel d'une machine à laver. C'est le jeu du feed back, sa complexité, ses inversions, qui font l'ordinateur.


Joël de Rosnay explique très bien les beautés de l'inversion du feed back: un vieux cheikh d'Arabie convoque ses deux fils à son chevet et leur tient à peu près ce langage: Je vais bientôt mourir, un seul d'entre vous héritera du royaume: ce sera celui qui gagnera la course.. de lenteur. Vous irez, à cheval, jusqu'à l'autre bout du royaume. Et celui d'entre vous dont le cheval passera la frontière en dernier sera mon successeur . Les ministres sont affolés: combien de temps va durer cette course interminable ? Mais au bout de quelques heures, on voit arriver ventre à terre les deux frères qui passent au grand galop les portes de la cité. Que s'est il passé ? Ils ont échangé leurs montures, et la course de lenteur s'est transformée en course de vitesse.


Revenons à la chasse d'eau, pour imaginer un instant que la liaison entre le flotteur qui monte et le robinet dépende . En d'autres termes, imaginons que l'ouverture ou la fermeture du robinet ne soit plus une fonction rigide de la hauteur de l'eau, une tige, mais que les effets produits par la montée du niveau dépende de l'état du mécanisme d'autres chasses d'eau, lesquelles sont elles mêmes dépendantes, et ainsi de suite...
C'est ainsi que se constitue le labyrinthe intellectuel des hasards logiques d'un ordinateur Pour decrire le fonctionnement d'un ordinateur programmable, Alan Turing, un des génies fondateurs de l'informatique, proposait un modele minimaliste. Une bande de papier d'une longueur infinie, divisée en petits carrés, défile devant une fenêtre de même taille que les carrés de papier. Le programme consiste à décider de l action a suivre en fonction de ce qui apparaît devant la fenêtre: écrire zéro ou un, faire défiler la bande vers la droite ou vers la gauche. La beauté de ce modèle si simple, c'est que, en theorie, la structure de base de tous les ordinateurs du monde y est contenue.
Il n'a été question jusqu'ici que de quincaillerie, de hardware. Mais en fait, le software, le logiciel, n'est différent qu'en apparence. En effet, la structure de la machine décrit l'enchaînement mecanique des ouvertures et fermetures de portes. Le logiciel est censé manipuler cette structure: on donne le programme, il fait passer la machine par un certain nombre d'états, puis 11 y a un état final, un résultat. En fait, le matériel et le logiciel, pour reprendre un propos de Marvin Minsky, ne sont que deux niveaux differents de cristallisation d'un même type de structure, d'information. Cela est tellement vrai que les ordinateurs ont des niveaux de program mation.

Je programme en Basic. En fait, je prépare des données pour un autre programme appele interpréteurs qui va exécuter les instructions que j'ai mises dans mon programme Basic. Cet interpréteur va lui même faire appel a une couche de logiciel souvent appelée le systeme. Il envoie des appels au système lui même charge de fonctions comme la lecture d'un fichier sur disque ou l'écriture sur l'écran. Ce même systeme manipule directement ou au travers d'une ou deux autres couches le matériel, le microprocesseur, les mémoires, les entrées sorties. L'étagement est tel qu'on trouve souvent plus commode de geler du logiciel dans le matériel. Comment appeler du software gelé dans le hardware ? Firmware, bien sûr ! Mais s'arrêter à la difficulté consistant à trouver une frontière nette entre le matériel et le logiciel ne nous amènera pas à des conclusions très opérantes.
Le rôle des ordinateurs personnels est précisément d'ouvrir cet univers à ceux qui veulent l'explorer, en les laissant libres de leur choix quant au niveau de leur descente aux enfers. Et aussi de ne pas contraindre ceux d'entre nous qui ont d'autres intérêts dans la vie à effectuer ce voyage. Savoir se faire oublier et être là quand on le veut, comme on le veut...


Cela commence au ras des circuits intégrés. La fierté de Steve Wozniak comme celle de Steve Jobs est de faire des machines qui maximisent l emploi d'un nombre volontairement--passionnement !-- réduit de composants. En 1976
l'Apple II était un chef d' uvre de cent trenté circuits intégrés qui faisaient plus de choses que des machines en comptant le double. Macintosh avec cinquante trois circuits fait plus et mieux que d'autres avec deux cent cinquante.
Passion de l'élégance technique. Sûrement. Mais pas uniquement. C'est aussi un moyen d abaisser le prix de revient, ce qui rend le produit compétitif. Un autre avantage est la fiabilité des fonctions qui a toujours un rapport dlrect avec le nombre des composants. Avec moins de composants, on peut aussi se passer d un vent;llateur plus ou moins discret et sujet lui aussi a des pannes qui risquent à leur tour de faire frire une machine mal protégée.


Les choses ne se sont pas toujours passées aussi simplement, avec un serviteur docile chacun pour soi. Grâce aux vitesses vertigineuses des ordinateurs, on a inventé le time sharing, le partage du temps. Au début, le coût élevé des premiers ordinateurs avait conduit à une utilisation intensive: les coûts fixes étant plus élevés que celui des salaires, on avait pris l'habitude de les faire fonctionner Jour et nuit. Vieux raisonnement herité de l'âge industriel: il faut rentabiliser l'investissement mécanique. Comme chez Renault, les manutentionnaires faisaient les trois huit. Leurs gestes étaient répétitifs, comme sur une chaine de montage automobile: ils consistaient à faire entrer des lots de cartes perforées dans la machine. La mémoire externe était donc stockée dans un bac à cartes contenant le programme et les données --souvent des logiciels très compliqués, à côté desquels le Basic est d'une simplicité enfantine. Ces logiciels donnaient à l'ordinateur des informations pour traiter les données ou pour activer un programme interne. Très tôt, dans les années cinquante, pour éviter les transports de cartes d'une ville à l'autre, on s'est avisé qu'il était possible de les brancher sur un lecteur de cartes relié au téléphone. Ensuite, on s'est aperçu qu'un ordinateur capable d'effectuer un million d'opérations par seconde était relié à des télétypes beaucoup plus lents, qui n'imprimaient que dix caractères par seconde, ce qui représentait une perte de temps considérable: on en est donc venu à l'idée de lui faire faire d'autres tâches pendant l'impression --et en particulier de l'amener à servir plusieurs utilisateurs à la fois. Plus précisément, l'ordinateur servait chaque utilisateur à son tour, mais les tours de chacun ne duraient qu'un dLxième de seconde, ce qui donnait l'illusion de la simultanéité. Un jongleur qui maintient cinq pommes en l'air donne l'impression de ne pas les toucher. C'est ce qu'on a appelé le time sharing. Les ordinateurs travaillaient donc pour beaucoup de personnes en même temps. Ils étaient tout de même quelquefois débordés, comme un garçon de caté qui eSsaie de servir de la bière à tout le monde en même temps. Le time sharing avait ses limites l informatique personnelle s'y est largement substituee.
On prend vite l'habitude de ces vitesses phénoménales: au bout de quelques semaines d'usage, le rapport au temps se modifie, on a tendance à se plaindre dès qu'il faut attendre trois secondes pour que l'ordinateur fasse son travail. J'ai tendance à m'impatienter si l'imprimante de mon Macintosh ne crache pas sa page rnaintenant ! Peu importe que j'aie utilisé plusieurs Jeux de caractères, ajouté au texte des graphiques et des lettrines. Je suis gâté par mon ordinateur,.personnel.


De tous ces phénomènes complexes quif se produisent dans le corps de l'ordinateur, l'utilisateur ne peut avoir qu'une conscience partielle. Leur niveau de complexité est devenu tel que personne ne peut l'appréhender dans sa totalité. Même un programmeur n'en perçoi t qu une partie, et si ces machines sont tou t de même programmables, c'est parce qu'il es t possible de s'adresser à un seul étage de leur structure compliquée, à un modèle intellectuel, 0 sans être au courant de tous les parcours possibles, de tous les emboîtements.


Ce qui fait le charme particulier du Macintosh, c'est qu'il est l'exemple le plus achevé de l'interpénétration du hard et du soft. Il possède un étage supplémentaire: un logiciel de base qui n'existe nulle part ailleurs et qui lui donne sa personnalité. Le moteur --ou microprocesseur--reçoit des ordres de conduite qui sont transmis dans des memoires mortes qu on appelle des rom (read only memories). Ce sont ces memoires mortes qui contiennent ce logiciel de base, qui est protégé par un copyright analogue à celui de la propriété littéraire et artistique. Comment les choses se passent elles ? Le microprocesseur, le moteur, n'a que des instructions assez grossieres: il comprend des ordres qui sont des suites de 1 et de 0, donnés par la main de l'utilisateur qui déplace la souris , frappe un caractère, etc. Mais le Macintosh, lui, a des instructions assez sophistiquées pour lui permettre de faire beaucoup de choses avec une grande simplicité. Comment passe t on de l'un à l'autre ? C'est le logiciel de base, qu'on appelle aussi système d'exploitation, qui sert de traducteur, de pont. n s'agit en fait d'une couche semi matérielle, d'un édredon logique. Pour le qualifier, on parle de cristallisation. En fait, il ne s'agit ni de software, ni de hardware, mais de firmware. C'est à cette couche semi matérielle que l'on a affaire quand le Macintosh salue son utilisateur. Ensuite, lorsqu'on utilise un programme comme Mac Write, le programme transmet les instructions au firmware. Chaque programme, quand i1 est mis en fonctionnement, vient s'appuyer sur ce support. Toutes les possibilités graphiques, textuelles, gestuelles du Macintosh sont contenues ans deux petites puces de firmware, dont la richesse intellectuelle est incalculable. Il a fallu pour les mettre au point, des millions d'heures de recherche. C'est une des fondations du Macintosh. Le microprocesseur est remplaçable: n'importe quel revendeur peut le fournir à un client. Mais le firmware est une uvre intellectuelle ont nous avons gardé les droits. C'est à cause de sa presence, par exemple, que les disquettes Apple II ne sont pas utilisables sur Macintosh elles ne savent pas communiquer avec lui. Lé format pourrait être harmonisé, le jeu d'instructions retranscrit; mais il est probablement impossible de les adapter pour qu'elles puissent avoir es rapports cohérents avec le firmware.
Au fond, cela ressemble à l'écriture. Quand on ecrit, on n est pas toujours conscient des i erents mecanismes que l'on met en uvre Pour programmer, il est nécessaire de travailler sur un modele simplifié, un excès d'informations sur ce qui se passe serait stérilisant pour la creation. Ainsi le constructeur doit il donner au programmeur des outils intellectuels qu'il puisse maîtriser. Et la réussite d'un programme sera etroitement liée à la simplicité des métaphores qu il va produire: une feuille de papier avec des colonnes, des pinceaux, des crayons...


Le talent, c'est le choix. La connaissance s organise par emboîtements successifs, par étages de complexité, comme les poupées russes qui se contiennent les unes les autres. A chaque étage, l'homme de l'étage mobilise ses competences particulières, combine les éléments dont il dispose. Inutile de dire que ce mode de travail exclut tout isolement et que la conception d un ordinateur est un travail d'equipe, s il en est...


Que se passe t il entre la machine et l'homme qui s'en sert ? La machine traduit les messages qu'elle contient dans une langue codée en un langage intelligible pour le cerveau humain. Il ne s'agit pas d'une traduction horizontale, comme le serait celle d'un texte italien traduit en espagnol. Mais d'une traduction verticale, entre un organisme relativement simple --celui de la machine-- et un organisme infiniment plus complexe--le cerveau humain. La différence de complexité entre les deux est vertigineuse, littéralement impensable. Elle est de l'ordre d'un millimètre à 10 000 kilomètres --la distance de Paris à Cupertino, Californie. En fait, la complexité combinatoire du cerveau humain est proprement incomprehensible. Des milliards de neurones opèrent chacun des milliers de connexions, créant une topologie, un labyrinthe impossible à représenter ou même à concevoir. La différence est telle qu'entre l'ordinateur et le cerveau, le saut n'est pas simplement quantitatif mais bien qualitatif. Et cette distance est une donnée incontournable pour qui reflechit sur ce qu'il est convenu d'appeler l'intelligence artificielle. Ce n'est pas demain matin, ni apres demain, que les ordinateurs pourront rivaliser avec les hommes...


Pourtant, même avec cette infirmité radicale, il y a dans cet instrument quelque chose qui nous dérange et nous inquiète. C'est qu'il prolonge notre pensée. Et il le fait tellement bien, à sa façon, avec ses limites, qu'on ne peut pas s'empêcher de se poser des questions bizarres. Si cette machine pense de mieux en mieux, est ce que moi, qui pose cette question, je serais une machine ? Le fonctionnement de l'ordinateur fournit des images pour comprendre certains processus psychologiques. Dans son livre sur 1 apprentissage de la maîtrise des rêves, Creative dreaming, un de ces essais de psychologie surgelée à l americaine qui ont leurs mérites, Manuel Fernandez explique que si l'on veut se souvenir de ses rêves, il ne faut surtout pas bouger en se reveillant, parce que certaines relations neuromusculaires, si elles sont activées, ont pour fonction de vider le stock de la mémoire à court terme. Si on veut se souvenir du rêve qui etait entreposé là, il faut d'abord lui donner le temps de transiter vers la mémoire à long terme. C est une expérience que chacun peut faire. En termes informatiques, on pourrait dire qu'il faut vider ce qui a été inscrit dans la mémoire de l ordinateur dans une disquette avant d'éteindre la machine. Ensuite, on peut tranquillement l'oublier, parce qu'on pourra toujours aller le rechercher. Le temps n'est pas loin où on parlera tout naturellement d'intelligentsia artificielle...


Il y a une autre troublante apparence de parenté entre l'ordinateur et le vivant. On dit souvent qu'une définition du vivant est la création d'effets organisés à large échelle à partir de tout petits phénomènes: l'ovule et le spermatozoïde créent un homme de soixante quinze kilos. Un assassinat à Sarajevo déclenche une guerre mondiale. Avec l'ordinateur, une caresse d'aile de papillon déclenche aussi des effets organisés a grande échelle.


En passant, je voudrais dire aux utilisateurs d'ordinateurs qui ont fait la pénible expérience de perdre par inadvertance ce qu'ils ava1ent oublié de stocker qu'ils ne sont ni les premiers ni les derniers; cela m'est arrivé un nombre incalculable de fois, et c'est aussi utile qu'inevitable. D'ailleurs, les bons manuels d'informatique sont ceux qui posent la question: Avez vous fait telle erreur ? La bonne reponse est OUl, parce que c'est la seule garantie pour la suite...


Quand je suis confronté à cette interpellation un peu rageuse des gens qui se demandent a quoi les ordinateurs peuvent bien servir, Je reconnais leur inquiétude comme etant aussi la mienne. Elle n'est pas liée à l'ignorance, mais a l'inquiétude, à l'agacement devant la rivalite imaginaire que pourraient représenter les performances trop parfaites de ces machines. L inquietude est le revers de la fascination et nul n'y échappe. Pourtant, je sais que, aussi longtemps que les ordinateurs seront incapables de jouer avec les mots, les figures de style (métonymies syllepses ou calembours...), nulle rivalité né pourra s instaurer.
On voit mal comment la complexité du cerveau humain pourrait être transférée dans un code, Sl compliqué soit il. Il existe, en mathematiques, des problèmes reconnus comme 1ntraltables parce que la solution du problème exigerait plus d'étapes qu'il n'y a d'électrons dans tout l'univers. Soit le dessin d'un réseau de quatre ou cinq routes entrecroisées: on fait parcourir ce réseau tout simple à trois voitures, de façon que Sl une voiture est sur un segment designe du trajet, la deuxième ne doit pas être sur tel autre segment et ainsi de suite. Cela a l air enfantin, et pourtant il n'y a pas de solution genérale à ce genre de problème, pas de formule, d algorithme, qui puisse rendre compte de toutes ses donnees. Il est possible d'énoncer ce probleme, mais non de le résoudre. Il est tout aussi impossible de dessiner une carte du cerveau humain. Il se pourrait bien qu'il s'agisse d'un probleme du même type: intraitable. Il y a sans doute une limite dans le réel qui n'est pas dans la pensee. Bien sûr, on peut énoncer les mots: la carte du cer7reau humain, mais il n'y a pas de realite qui corresponde à ces mots.
Beaucoup de sciences sont en train de faire l experience d'une descente à l'abîme. Comme dans ces jeux de miroirs face à face mais un peu décalés qui se renvoient une même image jusqu'à l'infini. Ou ces dessins qui représentent un dessin, qui représente..., etc. Il y a toujours une autre poupée russe, un emboîtement supplémentaire. Les savants qui travaillent sur la physique des particules font des découvertes de ce genre; impossible d'imaginer que cela puisse s'arrêter, sauf à trouver --ce qui est pour le moins douteux--les ultimes composants de la matière à partir desquels tout l'échafaudage se construit.


La théorie de l'information contient un autre paradoxe: l'information, dont la nature est d'être transmise, se dégrade précisément quand on la transmet. Transmettre une information, c'est aussi y injecter du bruit, de l'entropie. Ce mystère se retrouve dans la biologie: au plus bas niveau moléculaire, électronique, de l'être humain, on trouve une information stockée dans l'ADN, mais cette information est condamnée à se dégrader au cours de sa transmission. Reste à expliquer comment la vie réussit à remonter la pente, à fabriquer de l'information malgré cette dégradation, à produire du sens malgré l'entropie.


I1 est donc possible d'énoncer la solution d'un problème pour lequel il n'existe aucune solution... La science, devant de telles questions, nous aide à reconnâître la part d'absurde contenue dans la réalité. Ce qui est fascinant, avec les ordinateurs, c'est qu'ils nous font comprendre, à partir de leurs limites, une partie de notre propre fonctionnement. C 'est un effet de retour, un autre eed back. S ils se vendent tellement bien c est parce que le désir qu'ils suscitent est re ou e par une ambivalence, un questionnement: cette chose va t elle penser à ma place ou vais Je reussir a la dominer ? Pour peu qu'on se decide a plonger, à les utiliser, on s'aperçoit avec soulagement qu'ils restent à la place qu'on leur assigne, à cette place instrumentale, subalterne pour laquelle ils ont été conçus. Ils ne sont pas es rivaux mais des serviteurs. Quand on a vraiment compris, expérimenté cette hiérarchie, ors on a le sentiment enivrant d'être aux commandes d'une forte puissance.
Il n'est pas facile d'être un humain, c'est àdire un obJet qui s'examine lui même Cela crée toutes sortes de labyrinthes, de déscentes à abîme, d incertitudes et de culpabilités... Mais ce douteux privilege est aussi une certitude plutôt rassurante, face à l'univers informatique on imagine mal, vraiment, comment un ordinateur pourrait prendre conscience de sa propre existence. A la fin du film 2001, il y a une scène bouleversante où l 'ordinateur, Al, régresse et supplie qu on le laisse vivre alors qu'on lui enlève ses neurones. Mais pour le moment, et aussi oin que l imagination puisse prévoir, il est inconcevable d imaginer qu'une machine soit convaincue d'être vivante. On peut formuler cette même idee a l envers: aucune machine ne sait qu'elle n'est pas vivante, aucune machine ne sait qu'elle est morte. En revanche, il m'arrive, à moi, humain, d'imaginer que je suis une machine. On peut, par exemple, se représenter le destin sous la forme d'un programme, la conscience sous la forme d'un algorithme. Un algorithme, c'est ce qui sert à décrire à l'avance tous les gestes que l'on s'apprête à faire. Si je suis un algorithme, je n'ai plus de libre arbitre: je suis un mort. Dès qu'on commence ce genre de spéculation, on se trouve entraîné dans une sorte de vertige.


Certains scientifiques sont très attachés, pour des raisons mal élucidées, à une conception réductionniste du psychisme, qui en fait la résultante de processus neuro biologiques. Face aux composants infinitésimaux de la matière, les frontières de la vie deviennent imprécises: on ne sait pas, devant certains virus, si ce sont des cristaux ou des organismes. L'étape suivante, dans cet ordre d'idées, mène à lui donner une origine moléculaire et donc électronique. Encore un pas, et on explique le psychisme par la mécanique quantique. Mais au terme de cette logique, on se retrouve ramené au début du raisonnement: la mécanique quantique s est aperçue qu'elle était obligée de tenir compte du psychisme, qu'elle ne pouvait pas se passer de l'observateur conscient --et que sa présence influençait les phénomènes observés. Si je ne suis pas un algorithme, c'est que je ne peux être entièrement décrit, enfermé dans un système. Voilà boucle notre cercle épistémologique
On le voit, la fréquentation assidue des ordinateurs a des effets dévastateurs sur les sujets sensibles aux frissons logiques. Je m'entends ecrire ici que les ordinateurs sont des machines mortes. Et toute la journée, j'en parle comme d'êtres vivants.

1.Un sonnet dans un circuit
2.Boire un verre
3.Dans la chambre nuptiale du Hilton
4.Le risque du vent
5.Un parfum d'infini
6.Les potins du savoir
7.Marions-les
8.La preuve du pudding
9.Souffrir avec
10.Dans le labyrinthe
11.Beautes a l'oeuvre
12.Ce genial imbecile
13.La puce et le microbe
14.Etonnez moi
15.L'artiste programmeur
16.Le second souffle