13. La puce et le microbe



Chaque époque produit ses mots de passe. En cette fin de siècle, nous sommes obsédés par le mot code parce qu'il désigne un concept qui se trouve au c ur des deux voies dans lesquelles la science conduit sa recherche: l'informatique et la biologie. Pour le sens commun, la biologie se préoccupe de la vie, et l'informatique des machines. Or, nous assistons à un jeu de bascule permanent qui se joue aux frontières mêmes de la vie. Les ordinateurs, ces objets magiques, donnent l'impression qu'ils sont sur le point de se mettre à penser--qu'ils deviennent de plus en plus vivants. En contrepoint, la biologie se révèle de plus en plus mortifère. Au départ, il s'agissait pour elle de comprendre l'émergence de la vie, de la soigner, de la donner, de la protéger. Mais les biologistes se trouvent aujourd'hui amenés à tenter d'élucider le fonctionnement du code génétique, d'observer le codage effectue au niveau cellulaire par les acides amines: en d autres termes, ce qu'ils découvrent dans l'étude de la vie, c'est la transmission dé l information, au sens le plus strict: informer c est donner une forme. C'est le mot vie lui même qui prend un sens nouveau. La différenciation cellulaire, un des phénomènes les plus fascinants de la biologie, est contenue dans le code genetique.


C'est lui qui détermine les mécanismes selon lesquels les cellules se multiplient jusqu'à forrner le systeme nerveux, la peau et les os. Or, le code genetique est, d'une certaine façon, analogue à un enregistrement magnétique: il contient un certain nombre de bits formant une séquence dans laquelle est contenu le code de l'être humain en voie de fabrication. Le code de la vie est contenu dans une puce--un autre genre de puce que les composants de l'informatique. L'idée de la fabrication de doubles identiques, de clones, est consecutive à cette découverte. Mais nous sommes aussi le produit de notre environnement et nous savons que, pour qu'un véritable clone puisse exister, il faudrait aussi reproduire les parents, les cousins, les camarades, les patrons. La fameuse démonstration de Lewis Thomas a montré que pour créer le clone d'un homme, il faudrait recloner le monde entier...
Compte tenu de cette limite, il reste ce que l informatique et la biologie ont de commun: le code, le programme. On pourrait considérer une cellule comme un ordinateur dont le code génétique serait le programme. Mais l'engineering génétique se trouve confronté à des questions beaucoup plus troublantes que celles qui se posent à travers l'informatique, bien que celle ci ait créé les conditions permettant de fabriquer la bombe atomique. Les recherches biologiques nous ont amenés au point où il faudra bien décider à partir de quel moment l'embryon est une personne... Et plus personne n'ignore que les manipulations génétiques, qui sont maintenant capables de changer la vie, risquent d'avoir des répercussions dévastatrices sur le monde dans lequel nous vivons.


Cela dit, l'optimiste désespéré que je suis reste attentif aux progrès qui nous viennent aussi de ce côté là. Les chercheurs ont bon espoir de découvrir un vaccin contre l'herpès ou le rhume, de voir disparaître un certain nombre de maladies virales grâce à des bactéries dont ils auront réussi à modifier le code génétique. De même qu'un technicien habile peut se glisser à l'intérieur d'un programme d'ordinateur pour le déformer, les biologistes apprennent à déformer le code génétique des microbes pour leur faire produire des médicaments, comme l'interféron, ou des anticorps. La biologie est en passe de nous permettre de vivre mieux et de mourir plus tard, de mieux appréhender les mécanismes du vieillissement. Peut être verra t on disparâître les maux du système musculaire ou osseux liés à la sénescence ou les troubles de la ménopause. Mais il est vrai que dans ces domaines, les facteurs d'espoir sont touJours contrebalancés par les causes d'inquiétude.


Ces recherches qui vont améliorer notre condition sont aussi celles qui conduiront peutêtre à la guerre bactériologique. Et les tentations de la toute puissance pavent le chemin terrifiant de la sélection génétique. Je me suis souvent demandé quand les savants allaient franchir le pas vertigineux qui consisterait à appliquer aux hommes les mêmes méthodes qu'à la race chevaline... Il sera possible, techniquement, de choisir les gènes, de les modifier, de les remplacer. Et là aussi, les applications positives sont indissociables i:t des dangers: on pourra inspecter le code généti 08 que d'un embryon humain et rectifier les gènes 3 contenant de futures malformations. Un gène de genou cagneux ou de strabisme ? Il sera bien a tentant de les réparer dès l'origine de la vie... et P cela fera faire des économies à la Sécurité sociale ! Ces questions sont infiniment plus gênantes que; celles qui nous viennent de l'informatique. Elles contiennent en germe toutes les tentations du totalitarisme.


Actuellement, l'informatique est utilisée par les biologistes comme un outil parmi d'autres. Si L'inverse n'est pas encore à l'ordre du jour. i Mais on peut très bien imaginer qu'un jour j prochain, le progrès de la miniaturisation des circuits informatiques se retrouve bloqué, simplement parce qu'il ne sera plus possible d'affiner encore les gravures que l'on trace dans le silicium, à la manière d'une lithographie, pour créer des circuits de plus en plus petits. Ce jour là, il faudra trouver un autre moyen. Il serait inconcevable que la recherche s'arrête: ce serait comme d~~imaginer que les écrivains cessent de produire de nouveaux livres parce que les imprimeries auraient cessé de tourner ! Avec les matériaux actuels, il y a encore un long chemin à parcourir. Le contenu des circuits ne deviendra pas forcément beaucoup plus dense, mais il sera à coup sûr plus performant. Il ne sera sans doute plus possible de quadrupler tous les quatre ans la taille des mémoires, comme cela se produit depuis les années cinquante. Quand je suis entré chez Apple, c'était la fin des mémoires contenant 16 K, on est passé à 64 K.

Actuellement, un Macintosh peut en contenir 512. Dans quatre ans, les mémoires seront encore quatre fois plus denses, ce qui signifie que pour obtenir une mémoire équivalente, le nombre de chips utilisés sera divisé par quatre, ou qu'avec le même nombre de chips on obtiendra une mémoire quatre fois plus vaste. Cela dit, une fois que la limite de densité permise par la lithographie des chips sera atteinte, il est probable que les inventeurs se tourneront vers la biologie, qui pourra leur fournir des circuits organiques, contenant un espace infiniment plus vaste pour la mémoire. Un pas Important aura été franchi. Il y a en effet, dans une seule cellule vivante, plus dé mémoire que n'en contiennent tous les ordinateurs personnels jamais produits dans l'histoire. Cet enrichissement réciproque des techniques ne relève actuellement que de la science fiction. On imagine assez bien comment il pourrait se produire, mais ce n'est peut être pas plus réaliste que d imaginer un ordinateur capable de passer avec succès le fameux test de Turing sur l'intelligence artificielle. En revanche, les ordinateurs sont aujourd'hui des instruments de travail précieux pour les biologistes.


En fait, les menaces les plus effrayantes comme les progrès les plus décisifs proviennent aujourd'hui du secteur de la biologie. L'informatique contribue au progrès de la connaissance, ce qui est évidemment très important. Mais la biologie contribue au progrès de la vie, qui est fondamental. Cependant, elle ne connaît pas au même degré les phénomènes d'accélération qui ont marqué l'histoire récente de l'informatique. Les progrès de la génétique ont été plus lents que prévu. Il y a quelques années, dans la Silicon Valley, on prévoyait une relève de l'informatique par le bio engineering, on anticipait une explosion des découvertes. Cette explosion n'a pas eu lieu, pour une raison très simple: il est possible d expérimenter un ordinateur sur un client, mais avec les médicaments, il faut être beaucoup plus prudent. Les erreurs n'ont pas les mêmes conséquences... En 1968, chez Hewlett Packard, pris par la nostalgie de la grande fête parisienne, j'avais affiché dans mon bureau une pancarte portant cette devise: Il est urgent de se tromper . J'ai d'ailleurs été fidèle à ce précepte... Mais ce n'est certes pas une devise que les biologistes pourraient reprendre à leur compte. . .

 

1.Un sonnet dans un circuit
2.Boire un verre
3.Dans la chambre nuptiale du Hilton
4.Le risque du vent
5.Un parfum d'infini
6.Les potins du savoir
7.Marions-les
8.La preuve du pudding
9.Souffrir avec
10.Dans le labyrinthe
11.Beautes a l'oeuvre
12.Ce genial imbecile
13.La puce et le microbe
14.Etonnez moi
15.L'artiste programmeur
16.Le second souffle