15. L'artiste programmeur



L'auteur de Switcher: Andy Herzfeld. 1,65 m. Soixante dix et quelques kilos. Il n'est jamais bien rasé. Il a des yeux globuleux derrière de grosses lunettes de myope... Le prototype du programmeur boutonneux qui ne vit que pour programmer et ne boit que du Coca.
I1 a quitté Apple mais il continue de s'y consacrer corps et âme. C'est un vrai poète. Il fait des programmes qui exaltent la machine --une machine à la conception de laquelle il a contribué. C'est un amoureux de la technique et de l'esthétique, en un mot, le contraire du programmeur classique-- le gars qui écrit en Cobol dans les sous sols d'une compagnie d'assurances, ou le technoprêtre jaloux de son pouvoir, qui est toujours là pour vous dire ce n'est pas possible .
I1 y a entre les créateurs de logiciels la différence qu entre les machines. Il existe des methodes académiques de programmer et des 1 langages de haut niveau indépendants de la 1a machine, des doctrines et des doctrinaires.
Les programmeurs de la micro informatique ont inventé le style, ils ont apporté un ton nouveau et ils ont révolutionné le rapport à la technologie ils oscillent efficacement entre l'abstrait et lé
substrat concret de la machine, comme des musiciens qui connaissent la pâte sonore avec laquelle ils travaillent, et ils reflètent chacun à
leur manière la différence qu'il y a entre les ordinateurs. Ils en expriment la puissance et les contraintes avec l'intelligence réceptive du poète
qui sait métamorphoser en clarté la sonorité sombre du mot jour et adoucir l'aigu de la nuit .

Bill Budge. 28 ans, 1,82 m, un peu moins beau que Robert Redford jeune mais sensiblement plus chaleureux. Quand on regarde ses oeuvres au cours des années, que voit on ? Qu'il est passé du jeu d'arcanes au jeu de construction de jeux: il donne le pouvoir aux utilisateurs; il fabrique des symboles actifs comme Pin Ball Construction Set ou Music Construction Set.

Sur l'Apple II, il émerveillait les techniciens qui n arrivaient pas à comprendre comment il avait reussi. Il me donne l'impression d'avoir retrouvé quelque chose que j'avais perdu. Pin Ball Construction Set est plus gratifiant que le billard électrique avec lequel je ne suis pas très
habile Il fait partie de ces logiciels qui vous donnent le sentiment que vous avez plus de talent que vous ne le pensiez. Il a le même effet sur moi que le Mac Paint de Bill Atkinson: il me permet de dessiner comme je n'espérais pas le faire, et plus souvent.
L'informaticien moderne--j'hésite presque à dire informaticien , il y a un relent de carte perforée dans le mot qui est devenu anachronique--a quelque chose de charismatique. I1 communique un sentiment de puissance et de bien être chez l'utilisateur. On n'est plus exclu de la communauté des scribes. Comme l'artiste, il contamine, il entrâîne dans sa créativité jubilatoire. Ce n'est pas un avare. Je me souviens d'une conversation que j'avais eue un jour à Cupertino avec Bill Budge, au moment du lancement du Macintosh en janvier 1984. Il avait écrit un article où il montrait comment on pouvait mettre au point des techniques de programmation en fonction d'une machine particulière. Mais tu es en train de livrer toutes tes recettes , lui avaisie dit. Et il m'avait répondu qu'un livre de recettes de cuisine n'avait jamais fait un grand chef.


Steve Wosniak est du genre petit, boutonneux, miro. Il a fait l'Apple II après avoir construit dans sa tête une bonne douzaine de machines. C'est un acharné de la simplicité élégante, un adversaire né du tableau de bord de la Corvette.

Parmi les programmeurs, je vois une distinction nette entre ceux qui font dans l'abondance des features, qui accumulent les boutons. . . et ceux qui font dans le tournevis, le degré zéro du feature et le potentiellement infini. Steve Wosniak est de cette seconde catégorie. C'est un concepteur polyvalent. Il a conçu le hardware de l'Apple II, son architecture--c'était un admirateur du Nova de Data General--et il a aussi écrit le firmware.


Il a même fait un Basic integer orienté graphique ! C'est lui qui en 1981, pour son plaisir, publiait dans Byte Magazine un algorithme de calcul des décimales du nombre e, et la derniere fois que je l'ai vu, à Hawaï en 1984, il a fait un algorithme pour faire les logs aussi rapidement qu'une multiplication, tout cela parce que je lui racontais qu'en 1968, j'avais lancé l'ancêtre de l'Apple II, le 9100A de Hewlett Packard, un ordinateur scientifique qui comportait des algorithmes astucieux (l'algorithme Cordic? pour calculer les fonctions trigonométriques. Evldemment, il le connaissait.


Paul Lutus, quant à lui, est un homme de la Renaissance. Vedette des médias, qu'on voit aussi bien dans le Figaro Magazine que dans le Wall Street Journal, il est astronome de formation et vit en ermite dans l'Oregon. I1 a appris la programmation alors qu'il était technicien dans un observatoire. Il devait piloter des télescopes et pour cela il a appris le Forth. C 'est de là qu'est partie sa version du Forth, Graforth, qui est pour les initiés, un chef d'oeuvre de programmation à la fois scientifique, graphique et musicale et une merveille pour le manuel, l'un des plus beaux de la profession.


Graforth est le logiciel de Lotus que je préfère. Mais le plus connu est l'Apple Writer. C'est le programme le plus vendu --toutes catégories--de la profession. Il l'a progressivement perfectionné. Il lui a ajouté un jour un langage de programmation auquel on accède par une sorte de trappe et puis un module de communication.
De temps en temps, il prend son vélo pour aller à l'aéroport. I1 prend son avion jusqu'à San Jose et vient chercher son chèque de royalties. Il joue du violoncelle; il programme par crises jusqu'à ce qu'il fasse tellement froid que le drive gèle. Il a 45 ans bien tassés et comme tout ermite qui se respecte, il est barbu. Un de mes rêves est de faire sa connaissance.


Les programmeurs français sont à la mesure et à la source du succès d'Apple en France. Ils ne sont pas autant la vedette des médias, mais il y a chez eux la même combinaison d'exigence esthétique et technique. Ce sont des auteurs dans le sens plein du terme, c'est à dire des gens qui écrivent pour ce que Roger Caillois appelait l'aréopage diffus . On le voit lorsqu'on regarde Madeleine Hodé, 55 ans, qui a appris à programmer à 45 ans. Enarque, administrateur civil, elle s'est occupée pendant des années de gérer la télévision française et travaille maintenant à l'Administration centrale des impôts. Elle a écrit le seul traitement de texte français capable de faire des césures correctes, assorti d'un mode d'emploi tout à fait remarquable.


Je ne peux pas parler objectivement de Luc Barthollet parce qu'il a réalisé un de mes rêves, voir un tableur Made in Gaule. Il a concrétisé ce souhait--et au delà--en créant Version Calc sur l'Apple II, un tableur qui combine les chiffres et les graphiques et qui, le premier sur le marché, développe les capacités de l'Apple II à utiliser les pictogrammes et la souris apparus avec le Macintosh. C'est le seul tableur qui permet la consolidation de plusieurs feuilles de calculs. I1 vient d'être introduit aux Etats Unis sous le nom de Mouse Calc.
Luc a 23 ans. On le voit mieux dans Laisse Béton ou dans Le Thé au Harem d'Archimède que devant un ordinateur, mieux dans une banlieue, en train de restaurer une vieille 203 qu'en train d'écrire un des meilleurs programmes de la micro. Vu de près, il a tous les attributs de l'auteur, le souci d'assurer un débouché à son uvre, les rapports normalement névrotiques avec son éditeur et son distributeur. Si j'en crois la rumeur, il ne va pas s'arrêter là--bien que son premier né ait connu un succès évident avec 15 000 exemplaires en France.


Dans la même classe d'âge, puisqu'il a 21 ans, il y a Laurent Ribardière, de la grande tradition des drop out. I1 a abandonné les mathématiques spéciales pour l'informatique et a commencé, à bien des égards, comme un travailleur immigré qui fait de la couture dans une boutique du Sentier.
Il a volé de ses propres ailes avec un premier progiciel, ABCbase, qu'il a enrichi d'un utilitaire intéressant de récupération de données, INTERbase. Comme tous les bons développeurs, il a pris conscience de l'outil et des désirs de la clientèle: il est, littéralement parlant, passé dans la 4e dimension, avec un produit du même nom et il est en train de devenir une des vedettes de la profession. L'évolution du travail de Laurent Ribardière place 4e dimension en concurrence directe avec les bases de données les plus sophistiquées sur les matériels des plus grands constructeurs--avec en prime le charme et la puissance évidente du Macintosh.
De même qu'il n'y a pas de romancier sans éditeur, son essor n'aurait pas été possible sans ACI, dirigé par un individu improbable, Marylène Delbourg Delphis, d'abord connue pour ses ouvrages sur la mode, Le Chic et le Look, La Mode pour la vie. Je l'ai rencontrée par hasard, lorsque Saint Gobain Desjonquères faisait de l'Apple 1ll le pilote d'une base de données sur les parfums, complétée par un merveilleux spectacle visuel sur l'histoire de la publicité où voisinaient les Lanvin, Guerlain, Chanel et autres noms magiques.
Elle avait écrit les textes de cette base de données, ce qui a débouché sur un livre, Le Sillage des elegantes, mais lui a aussi communiqué le virus de l'informatique individuelle où elle apporte le talent d'une normalienne, l'intuition d une littéraire joints au workalsoolisme des gens du metier. Elle montre combien le monde du binaire et celui du fluide savent se marier et avec un peu de chance, les manuels des programmes de Laurent Ribardière seront toujours écrits en français.


Claude Colin... Lui, personne ne l'imagine dans une banlieue. Il est plutôt l'hôte de quelques centaines de mètres carrés avenue Malakoff Polytechnicien, la quarantaine bien tassée, les belles voitures discrètes comme lui, il a une constance peu commune: il en est à la cinquième version de la même idée qui a commencé sur un Apple II et s'est poursuivie sur le Macintosh, la serie des CX, du nom d'une combinaison de touches sur l'Apple II--Contrôle X--et qui a donne son nom à la société. C'est à travers des personnalités de ce type que les investisseurs s interessent désormais au logiciel: le fondateur et propriétaire d'une grande chaîne de magasins de lingerie est depuis longtemps un investisseur patient et de bon conseil, attentif à tous les efforts de Contrôle X. J'ai reçu par ailleurs à Cupertino la visite d'investisseurs institutionnels français qui envisageaient de prendre une position dans Contrôle X comme dans Version Soft.


Il est important de noter que les auteurs français commencent à trouver des débouchés sur le marché américain, Contrôle X avec Hayden, Version Soft avec International Solutions. ACI propose des produits compétitifs et dans le peloton de tête de leur catégorie. On n en est pas encore bien sûr à la renommée de Microsoft et de Lotus, pour les raisons que j'ai evoquees lorsque j'ai parlé de la façon qu'ont les Français de comprendre le venture cajpital. Mais une chose est certaine: il n'y a pas de fossé technologique et intellectuel entre les concepteurs americains et français. Tout au plus y a t il le handicap de la langue. Mais si le poète classique ne pense que dans sa langue, si ce n'est pas la même chose de publier en anglais qu'en albanais, le developpeur est un poète d'un autre type, qui donne la vie aux mots, aux signes d'une tribu universelle, le Pascal, par exemple. Les clivages culturels ne se font presque plus sentir --et il ne reste qu a espérer que la France donne à ses auteurs les moyens d'exporter leurs uvres dans de bonnes conditions.

 

1.Un sonnet dans un circuit
2.Boire un verre
3.Dans la chambre nuptiale du Hilton
4.Le risque du vent
5.Un parfum d'infini
6.Les potins du savoir
7.Marions-les
8.La preuve du pudding
9.Souffrir avec
10.Dans le labyrinthe
11.Beautes a l'oeuvre
12.Ce genial imbecile
13.La puce et le microbe
14.Etonnez moi
15.L'artiste programmeur
16.Le second souffle