8. La preuve du pudding



Voulez-vous continuer à vendre de l'eau sucrée à des enfants ou voulez-vous changer le monde ? C'est en lui posant cette question que Steve Jobs a convaincu John Sculley, l'ancien président de Pepsi-Cola, de prendre la direction d'Apple Computers. Il est en général bien difficile de résister au charme diabolique de notre leader machismo. Mais surtout, la vitesse de propagation sur le marché de la firme qu'il a créée prouve bien que son activité change quelque chose dans le monde. Les choses vont même si vite que, quand on travaille chez Apple, on a parfois du mal à ne pas se prendre pour le pauvre âne porteur de reliques de la fable de La Fontaine, qui s'imaginait naïvement que le merveilleux encens dont l'odeur embaumait ses narines lui était personnellement destiné...


Chez Apple France, tout le monde est installé devant une machine et non derrière. La machine, c est le miroir à idées. Le cadre et la secrétaire font à peu près la même chose Ils essaient par exemple de servir les revendeurs si bien et si rapidement qu'ils ne puissent plus se passer de nous. Quand quelqu'un vient me proposer ses services, j'ai pour habitude de jouer cartes sur table, d'une manière qui en surprend plus d un. Je pose rituellement la question
Qu est-ce que cela va m'apporter, votre truc ? Ceux qui ne comprennent pas ce type de langage se mettent en colère, irrités d'un tel manque de delicatesse, et la question est tout de suite réglée Mais la plupart des gens saisissent très bien dé quoi i1 retourne. Après le premier moment de surprise, ils éclatent de rire et commencent à l expliquer: Voilà à quoi cela va vous servir. Bientôt, vous ne pourrez plus vous passer de moi... Evidemment, si vous n'y trouviez pas votre avantage, nous ne pourrions pas nous entendre.


En fait, si les gens qui m'entourent ne m apportent pas d'idées neuves, je suis très malheureux. Je les ai choisis, mais eux aussi m ont choisi: il ne s'agit en aucun cas d'une relation a sens unique. Et puis, une fois dans la maison, chacun trouve la place qui lui convient Nous tenons compte du fait que tout le mondé n a pas le même jeu d'outils intellectuels et affectifs, et qu'un talent particulier ne se révèle pas touJours d'emblée. Il y a ceux qui savent recueillir l'information, ceux qui sont passés maîtres dans l'art de la traiter ou de la présenter; d'autres savent répondre à des demandes de renseignements, rassurer les mécontents; d'autres encore ont l'intuition des écueils à éviter... La division du travail évolue sur le terrain, jour après jour, dans un compromis changeant entre les besoins de structures et les besoins de souplesse. Répétons à quel point la croissance de notre marché, même ralentie a 30 ou 40%, facilite les choses et relativise mes propos. Nous sommes détendus parce que nous trouverons demain un autre job ailleurs si nécessaire. La sécurité financière aide à voir le bon côté des choses, j'en suis très conscient.
Apple France a été fondé juridiquement en mai 1981. Nous avons expédié le premier colis le 4 janvier 1982. Nous nous sommes cooptés et, tous ensemble, nous avons réussi à exploiter le hasard et à transformer certains obstacles en avantages. En voici un exemple. Nous étions une toute petite société, et nous avions peur d'être débordés par le volume des transactions. Après avoir mûrement réfléchi et beaucoup hésité, nous avons finalement pris la décision, pour nous simplifier la vie, que le prix de nos ordinateurs resterait identique quelles que soient les quantités commandées. Il se trouve qu'une telle décision est contraire à toutes les lois habituelles du marché. Mais cette mesure inspirée par les circonstances nous a finalement permis, dans nos rapports avec les revendeurs, de nous preoccuper de les aider à vendre aux vrais clients A travers les revendeurs, qui ont notre argent dans leur poche, argent qu'il s'agit de faire arriver dans les nôtres en passant par celles de notre partenaire commercial. Leur pourcentage est touJours le même, ils le savent, cet aspect des choses n est pas négociable. Une fois qu'ils ont admis cela, ils sont tranquilles, il n'est plus necessaire de négocier au coup par coup. Cette decision très simple nous a beaucoup aidés J aJouterai qu'elle a heureusement empêché les grands oiseaux prédateurs de confisquer un marche naissant...

Pourquoi un monstre comme Carrefour pouvait acheter des Apple avec une remise de 45% alors que Jean-Louis Orsini, revendeur à BoulogneBillancourt, n'obtiendrait que 30%, Orsini serait injustement pénalisé. Jean-Louis Orsini est le premier revendeur auquel j 'aie rendu visite incognito, après avoir signé mon contrat avec Tom Lawrence. Quand je suis allé le voir j'etais encore officiellement PDG d'Exxon Officé Systems. Nous avons bavardé et, incidemment Je lui ai dit avoir appris qu 'Apple semblait vouloir ouvrir un quartier général à Paris. Qu'en pensait-il ? Il était enthousiaste, il était d'ailleurs deJa au courant du projet. Ils vont s'installer à Neuilly, vous devriez aller travailler chez eux ils sont formidables. J'étais d'autant plus heureux de sa réaction que j'avais déjà signé mon contrat... Rien n'est plus agréable que de s'entendre confirmer que l'on vient de conclure une bonne affaire. Orsini est un excellent revendeur spécialisé, il n'aura jamais une surface de 1 500 mètres carrés, ce n'est pas son ambition, mais il est très compétent dans son champ d'activités. Si nous avions des pratiques de prix différentielles, nous n'aurions jamais pu, dans un marche naissant en pleine expansion, donner l occasion à des gens comme lui de mettre en uvre leur talent. Nous n'aurions pu travailler qu'avec ceux qui ont à la fois le talent et l'argent. Ce qui aurait été bien dommage...


Beaucoup de sociétés nous ont expliqué qu'il était indispensable de leur consentir des remises plus importantes à cause des frais de stockage qu'elles étaient obligées de répercuter sur leurs clients. Nous leur avons répondu en réduisant au minimum les délais de livraison--il descend parfois en dessous de vingt-quatre heures. Le problème du stockage ne se posait donc plus pour eux. Il y a eu aussi ceux qui nous ont demandé d'augmenter leurs marges bénéficiaires pour la simple raison qu'ils étaient gros et gras. Ce type de raisonnement m'étonnera toujours... Nous avons donc tenu bon. Cela dit, je ne comprends toujours pas pourquoi nous sommes les seuls à appliquer des prix constants. J'ai bien sûr conscience du fait que nous ne pourrons pas continuer ainsi dans un marché arrivé à maturité, c'est-à-dire un marché où l'offre sera supérieure à la demande. C'est le cas pour les automobiles par exemple. Mais dans notre domaine, c'est encore la demande qui prime.


Il est vrai aussi que pour faire une politique comme la nôtre, la condition sine qua non est d offrir de bons produits: Thanks for sales and rnariet1ng, but dear God, give 2as some products *~~, disait toujours mon vieux copain Barry Ross, un ancien branch manager de Brooklyn chez Exxon qui a ete parachuté vice-président pour l'Europe a Genève. Au début, nous nous étions regardés comme chien et chat, mais nous avons très vite compris que nous étions faits pour nous entendre. Je n'oublierai jamais le cocasse de certaines situations que j'ai vécues avec lui... Il fallait voir l air ahuri de ce juif new-yorkais qui venait pour la premiere fois en Europe et qui se retrouvait tout d'un coup dans un restaurant lyonnais où on lui servait sans prévenir des tripes et des pieds de cochon... Et son visage hilare quand il a demandé les toilettes et qu'on lui a donné un os a moelle avec la clé attachée par une ficelle... ouvrant une porte donnant sur des toilettes à la turque avec des carrés de journaux accrochés à un clou...


Il arrive que des industriels essaient de vendre un mauvais produit. Quand ils s'aperçoivent que cela ne marche pas, ils essaient souvent de s'en sortir en disant que les clients sont des abrutis qui sont incapables d'apprécier leur excellent produit. Mais cela existe, les mauvais produits, nous en savons quelque chose. Il y a eu, chez nous, le cas de l'Apple 1ll, qui a été lancé de façon précipitée sur le marché: beaucoup de machines étaient défectueuses et nous avons dû en changer 14 000. Il faut dire que sur le plan du prestige, cette opération a été une réussite. Nous recevions des lettres reconnaissantes où on nous disait que jamais la General Motors n'aurait accepté de faire cela... Mais dans le cas de l'Apple 1ll, il y avait eu d'autres erreurs. Nous avons artificiellement décidé que l'Apple 1ll était la machine professionnelle, sous-entendant par là que l'Apple II ne pouvait convenir à des travaux nobles . Nous avons même doté l'Apple 1ll d'un disque dur de forte capacité pour l'époque. Sans faire la même chose pour l'Apple II: pour protéger l'Apple 1ll. Comme si cela ne suffisait pas, nous avons rendu difficile la vie des programmeurs en ne leur donnant que très peu de détails sur la programmation de l'Apple 1ll, alors qu'ils étaient au courant de tout pour l'Apple II. Il n'y avait donc pas assez de programmes, le parfum d'infini n'était pas au rendez-vous... Plus tard, avec Lisa, nous avons commis des erreurs analogues: c'était une machine trop chère, trop difficile à programmer, et pour laquelle nous avons choisi une distribution élitiste, alors que ce qu'on attendait de nous, c'était des ordinateurs personnels... Une seule erreur ne suffit pas pour faire échouer un bon produit... Mais le souvenir de l'Apple 1ll nous a permis de réagir plus vite. Le marché a voté. Exit I'Apple /// que ses utilisateurs, les connaisseurs conslderent pourtant comme une machine dé choix, mais d'un choix que nous avons rendu trop difficile. Nous avons rendu Lisa compatible avec le best-seller Macintosh et baissé les prix. Le parfum d'infini est timidement revenu. Nous avons même changé le nom en Macintosh XL (Extra-large ou Ex-Lisa...). Les ventes ont remonte. Nous avons quand même dû abandonner sans gloire faute d'avoir amené les ventes à un niveau de bénéfices suffisant, à un momen ou la croissance du marché ralentissait. Comme quoi il est difficile de remettre sur pied un produit qui a mal démarré. D'autres que nous-et des plus grands-en ont fait l'expérience. Le marché est clairvoyant... La preuve du pudding, c est qu'on le mange.


Je suis toujours étonné, quand il m'arrive de participer à une réunion de jeunes patrons de les trouver si désuets. Eux doivent me trouver excentrique, provocateur, voire irresponsable... Je leur explique par exemple que chez nous chaque employé a deux machines, une chez lui et une au bureau. Ou encore que nous n'avons pas plus de quatre niveaux hiérarchiques, parce que nous faisons tout pour ne pas devenir gros et gras, et paresseux... En revanche, notre politique des salaires ne prévoit pas de limite supérieure. C'est le marché du travail qui décide. Les patrons à qui je raconte cette histoire sont un peu éberlués, ils me disent qu'ils ne pourraient pas agir de cette façon, et ils ont sans doute raison. Si nous pouvons nous permettre de payer des salaires élevés, c'est parce que nous sommes peu nombreux, et que la masse salariale représente un pourcentage très faible de notre chiffre d'affaires.
C'est aussi parce que nous avons le vent en poupe. Il arrive, comme partout ailleurs, que des clients nous téléphonent pour se plaindre de leur Apple II ou de leur Macintosh qui leur joue des tours. Mais quand je leur propose de me le rapporter pour que je le leur rembourse, ils se mettent en colère: Ce n'est pas du tout ce que je veux ! Ils ne demandent qu'un peu d'aide, des conseils, une réparation... Ils n'imaginent plus de se passer de leur machine, même s'ils souffrent parfois de ses caprices passagers. C'est ainsi qu'un conflit se transforme en anecdote. Au fond, si j 'ai un privilège, c'est de me retrouver dans une situation où les circonstances m'obligent à faire ce que j'ai envie de faire...


Comme de faire travailler des gens de talent. En 1981, en Californie, quelqu'un m'a dit un jour: Il y a deux Français un peu bizarres qui inventent des choses dans un labo à Cupertino, tu devrais aller voir. J'y suis allé tout de suite, et je me suis trouvé en présence de deux chevelus barbus très occupés qui avaient démonté un Apple II et sorti tout ce qu'il avait dans le ventre. Il y avait des fils de tous les côtés, des oscilloscopes, un désordre inimaginable. Ils etaient en train de mettre au point des cartes permettant d'améliorer la couleur des graphismes d Apple II+ . Mais surtout, ces cartes avaient l avantage inestimable de pouvoir se connecter directement à une des trois grandes inventions françaises des dernières années: j'ai nommé le Concorde, le procédé Secam et la prise Péritel. Grâce à la prise Péritel, ils avaient trouvé le moyen de se brancher directement sur le tube de television qui commande les rouges, les verts et les Jaunes de l'image. Avant la prise Péritel
on était obligé de poser à l'arrière de l'ordinateur un systeme emettant des signaux qui passaient dans l'antenne et qu'il fallait ensuite démoduler. C était une méthode chère et l'image était moins bonne. Philippe Chaillat et Didier Chaligné, toujours chevelus et enthousiastes, à leur manière des professeurs Nimbus, sont donc venus me voir a Paris. Je leur ai dit: Vous allez fonder une societe indépendante, nous vous aiderons et nous achèterons votre invention. J'ai tout de suite eu envie d'en faire des partenaires commerciaux et non des salariés. J'étais convaincu que cette indépendance les stimulerait pour leurs inventions futures. Au début, ils hésitaient, ils ne voulaient pas faire du commerce , ils voulaient rester tranquilles dans leur coin et démonter leurs machines sans s'occuper du reste. Mais ils se sont heureusement laissés convaincre. Ils ont appelé leur société le Chat Mauve et ils ont fait plusieurs millions de francs de chiffre d'affaires avec nous. Puis, quand Apple II C est sorti, ils ont fait fabriquer aux Etats-Unis un circuit qui s'ajoute à l'arrière de l'appareil et qui crée de très belles images en couleurs. L'un d'eux a même fait le voyage jusqu'en Californie avec une jambe dans le plâtre... Ils ont maintenant un sous-traitant, ils démarrent la production, s'occupent eux-mêmes des achats de composants... Ils travaillent avec nous et non pour nous, cela fait toute la différence. Ce genre d'alliances me ravit, elles donnent un sens supplémentaire à mon travail.
Et je ne suis pas obligé de mettre des costumes gris. Quand on voit comment les industriels français se croient encore obligés de s'habiller, on a l'impression de se trouver face à des maîtres des forges du XIXe siècle. La couleur du costume, c'est aussi un reflet de l'éthique de celui qui le porte. La grosse industrie représente le pouvoir institutionnel par excellence, par opposition à la puissance personnelle. Elle se montre telle qu'elle est, à travers le gris du costume: un Moloch, un Léviathan, un univers de sociétés anonymes, de conglomérats, dans lequel les visages, les singularités, les différences sont gommés. Le scandale créé par le costume Thierry Mugler de Jack Lang à l'Assemblée nationale montre bien qu'il ne s'agit pas dans notre beau pays de problèmes secondaires. Dans la Silicon Valley, il serait vraiment très difficile de faire scandale avec ses vêtements. Les gens sont habillés un peu n'importe comment. Il n'y a pas d'uniforme, sauf pour les commerciaux que l'on reconnaît parfois à leurs costumes un peu trop bien repassés. Chez Apple, il est impossible de deviner qui est le patron--Jobs ou Sculley-- à l'absence ou à la présence d'une cravate. Les gens changent leur façon de s habiller d un Jour à l'autre. On rencontre des gourous qu'on imaginait chevelus et qui sont au contraire des jeunes gens très proprets, tout à fait BCBG, et des financiers qui se promènent toute la semaine avec le même tee-shirt un peu dechiré.


L'irrévérence a souvent sa place dans nos messages publicitaires. Cette annéé, le pére Noël n 'est pas une ordure... Nous avons même, quand le Macintosh est sorti, passé un placard dans l 'Humanité: 11 était temps qu 'un capitaliste fasse une révolution... A l'époque, j'avais fait une proposition qui aurait pu sortir la presse française de ses difficultés: grâce aux possibilités des grands ordinateurs, je suggérais de rationaliser la production d'information du Figaro et de l'Humanité. Le projet permettait de ne garder qu'une des deux rédactions, celle de l 'Humanité, la plus professionnelle, qui fabriquerait normalement son journal. Ensuite, les ordinateurs se chargeraient d'inverser les propositions négatives ou positives de chaque article pour obtenir un texte qui serait exactement le contraire du premier: on obtiendrait ainsi, sans bourse délier, le contenu du Figaro. Une solution élégante, pratique, économique, et qui aurait fait honneur au génie français. Je me demande encore pourquoi elle n'a pas été retenue...


Humour et poésie: j'espère que Jean-Michel Folon acceptera bientôt de travailler avec nous. Ce que j'aimerais, c'est que, au moment où le Macintosh s'allume, on voie apparaître sur l'écran un de ces irrésistibles petit bonshommes de Folon qui soulèverait son chapeau pour saluer. Je suis allé le voir en Seine-et-Marne. Il habite dans une vieille maison avec une très grande cuisine, un endroit tendre, chaleureux, plein d'objets étonnants. Nous avons pris le café, il m'a offert des tartines. Pour moi, il fait partie de ces gens que l'on rencontre enfin après les avoir longtemps admirés et qui vous émerveillent et vous émeuvent encore plus que l'on ne s'y attendait.


C'est grâce à l'une de ces annonces que j'ai rencontré Etienne Roda-Gil: Ne dites pas à ma mére que je suis chez Apple, elle me croit chez IBM.... si vous etes capable de programmer le Cantique des Cantiques en assembleur 68 000, de vendre des ordinateurs américains à la direction générale des impôts ou d'écrire des brochures de produits comme Etienne Roda-Gil... J'étais tombé amoureux de ce fils d'ouvrier anarchiste espagnol en 1973, grâce à un disque de Julien Clerc dont il avait écrit les chansons. C 'était la grande époque du couple infernal Julien Clerc-Etienne Roda-Gil. Le poète sulfureux faisait dire des choses incroyables au séducteur à la trouble innocence:


Allez dire aux moissonneurs
Que la graisse des mitrailleuses
N'est pas la brillantine des
dieux...
(Poisson mort).

C'était de la poésie ésotérique à plusieurs millions d'exemplaires. Pour vendre, ratissez large et bas, dit une fausse sagesse populaire. Elle ne s applique pas au cas de Roda-Gil qui est allé habiter les chants de Mort Schumann et d'Angelo Branduardi. C 'est à cause de cette admiration que j'avais utilisé son nom, alors que je ne l'avais jamais rencontré. Evidemment quelqu'un lui a dit qu'Apple se servait de son nom pour faire de la publicité... Il est venu nous voir, curieux de comprendre ce qui se passait. Dès qu'il a pénétré dans nos locaux dont les murs étaient déjà habillés de bois, il s'est senti à l'aise, l'atmosphère lui plaisait, il nous a dit: Je comprends, vous êtes l'abbaye de Thélème, vous menez le combat du Gai Savoir contre les Sorbonnagres... Il avait cette vision juste, immediate, qui est le propre des poètes. Il a eu tout de suite une idée: Si je faisais une émission de television sur l'ordinateur et les enfants, J ecrirais une petite comptine qui commencerait ainsi: C est un professeur, il est bien, c'est un professeur, il ne sait rien . Etienne Roda-Gil est un homme discret, ses chansons sont plus connues que lui. Un jour qu'à la table du Boudin Sauvage je lui parlais de Poisson mort, il m'a raconté que Pierre Richard est soudain apparu à côté de lui dans un restaurant parisien, s'est agenouillé, lui a récité Poisson mort, lui a serré la main et est allé dîner à sa table. Je me suis senti moins seul... Etienne Roda-Gil est un de ces poètes qui ont ce qu'on appelle un style, ce qui signifie que ceux qui aiment leurs textes les reconnaissent toujours. I1 m'est arrivé un jour de deviner, dans un article de l 'Express sur Angelo Branduardi où étaient cités les vers d'une chanson qui racontait une histoire de ballon et d'enfant, que ces vers étaient de lui. Roda-Gil fait partie de ces gens qui ont surgi dans ma vie aux moments les plus inattendus et qui m'ouvrent chaque fois des horizons. J'aimerais qu'il travaille pour Apple, après tout c'est la compagnie qui a publié un poème de Ray Bradbury...


L'image que nous transmettons est fidèle à ce que nous sommes, à ce que nous vendons, à notre manière de travailler. En France, on mesure encore mal l'importance de l'image de marque, on la prend pour un trompe-l' il une supercherie. C'est peut-être une forme dé pudeur, liée à nos rapports compliqués avec le succès et l'argent. En fait, le marketing est une dimension essentielle du commerce. Il ne suffit pas d'avoir un bon produit, il faut aussi savoir le vendre, c'est-à-dire le faire connaître et le rendre désirable. Une bonne image est une image qui suscite le désir. A quoi sert une machine à laver ? A faire autre chose que laver le linge pendant qu'elle tourne. Mais pas n'importe quoi... Il y a quelques années, une publicite pour une machine à laver montrait l'image béate d'une mère de famille se gavant de chocolat dans un fauteuil pendant que sa machine travaillait. Grave erreur: aucune mère de famille, même si elle adore le chocolat, n'a envie de penser que cette passion gourmande est son unique activité dans la vie. Il aurait sans doute mieux valu la montrer en train de lire, de visiter une exposition, ou de s'occuper de sa famille. A l'inverse, une publicité qui montrait un enfant aux côtés de sa mère en train de pousser le tiroir contenant le détergent pour mettre la machine en route donnait une image flatteuse du produit et de l'utilisateur.


I1 n'est pas inutile de plaire, même si c'est une sensation agréable. Dans le système économique moderne, la séduction est une réalité qui en détermine beaucoup d'autres. Une marque de café instantané américaine s'inquiétait de ses meventes: elle a organisé des tests de consommation qui ont montré que les buveurs étaient incapables de distinguer entre l'instantané et le vrai café. Pourtant, l'un se vendait mieux que l'autre. Le marieting departrnent était en ebullition: comment, nous vendons mal notre produit alors que, objectivement, il est bon ! Il a donc organisé des tests projectifs: on donnait à deux séries de ménagères représentatives d'une certaine population une liste identique de courses à faire en leur demandant de dresser le portrait de la femme qui avait établi cette liste. Dans la liste, il y avait une seule différence: le café. On avait donc la certitude que les différences dans les portraits seraient dues au type de café choisi. Résultat: la ménagère acheteuse du café moulu était décrite comme une femme maternelle, soucieuse du bien-être familial. L'acheteuse de caié instantané passait pour avoir une tendance à négliger son rôle maternel, à expédier ses tâches ménagères. Si le café instantané se vendait mal, c'était donc parce que les femmes souhaitaient avoir d'elles-mêmes une bonne image, sécurisante et maternelle. I1 serait temps que nos industriels réalisent que l'économie est un domaine gouverné par l'affectivité. Si les économistes passent leur temps à se tromper et à se contredire, ce n'est pas seulement parce que les phénomènes sont complexes et les données insuffisantes, c'est aussi parce qu'ils sont obsédés par l'idée que tous ces phénomènes sont rationnels et qu'ils finiront bien un jour par en découvrir les lois. On peut imaginer qu'ils y arrivent, mais il faudra pour cela qu'ils acceptent de réfléchir sur les émotions qui nous lient aux objets avec lesquels nous vivons.


L'année dernière, nous avons décidé de transformer notre cadre de travail. Tous les murs intérieurs du bâtiment Apple ont été enlevés et nous travaillons maintenant --après quelques mois de transit dans des baraquements, au milieu des cartons-- dans une immense pièce qui ressemble à une salle de rédaction à l'américaine Les affaires, cela se fait dans le bruit et là fureur, non dans le silence et la méditation. Une entreprise de communication ne peut fonctionner que si la communication circule aussi à l'intérieur de ses murs et de ses services. Nous travaillons en équipe, les uns sur les autres, c'est notre identité d'entreprise de services qui est en jeu dans ce choix. Notre identité de vendeurs de machines californiennes, souples, faciles à apprivoiser.


Les clients ne sont pas mécontents que ces machines viennent de Californie, justement, le mythe est présent dans les têtes, ils ont le sentiment de participer d'un mode de vie plus léger, plus relax . Les gens qui nous téléphonent, quand ils doivent patienter, entendent la voix délicieuse de Chris Graffiti leur raconter des histoires abracadabrantes sur la société Poire ou le massage californien. Une façon de détendre l'atmosphère en faisant passer des idées qui sont les nôtres... La plupart des gens sont ravis, quelques-uns demandent même à être mis en attente pour écouter la suite... Un seul client jusqu'à présent, s'est plaint de ce manque dé serieux . Sans doute ne mettons-nous pas le sérieux au même endroit que lui. Pour nous, le sérieux, c'est la qualité du produit et de la gestion, le plaisir du travail bien fait. Et le plaisir tout court. Au fond, ce dont nous sommes persuadés, c'est que le marketing et la distribution sont des valeurs essentielles, tout simplement parce que l'économie n'est pas simplement, comme on le croit trop souvent, un lieu où s'échangent des biens et des flux monétaires, mais un espace sans limites où circulent les desirs.


Comment Stephen Paul Jobs, ce personnage de roman, beau et tragique, ce monstre visionnaire, esthète, solitaire, détestable et fascinant, a-t-il réussi à faire monter cette mayonnaise 2 Il m'a demandé un jour comment faire pour ne pas perdre ses cheveux. Je lui ai répondu que la seule solution, c'est de les retenir de l'intérieur. C'est ce qu'il fait. Il vient d'avoir trente ans. Il est un des héros de cette civilisation de Wunderkinds qui fondent leur propre business. A dixneuf ans, c'est lui qui suppliait son copain Wozniak, qui devait avoir deux ou trois ans de plus que lui, d'accepter de fonder une société


J'ai la chance de travailler avec des gens que j'aime, pas avec des stéréotypes. Il n'est pas necessaire, a quarante et un ans, d'être ventripotent, d'avoir un ulcère, de l'hypertension et des difficultés à se remettre de trois divorces pour être un bon patron. Il n'est pas nécessaire non plus d'être, à l'instar de Stephen Paul Jobs
plus beau que Robert Redford et séduisant comme le petit joueur de flûte que tous les enfants suivent. Ce qui est important, c'est d avoir le pouvoir de transmettre des idées. I1 seralt faux de dire que le charme physique de Stephen Paul Jobs n'a aucune influence sur les destinees de sa firme. I1 serait tout aussi faux de dire qu'il ne fait que séduire. Lui etJohn Sculley qui est aussi vertueux et démodé que Jobs est sensuel et moderne mais tout aussi éblouissant à sa maniere, sont des hommes qui m 'ont con vaincu du pouvoir des idées. Ce sont des gens qui ont de la considération pour les autres mais ne se laissent pas pour autant marcher sur les pieds. Ils sont capables d'être fermes sans rutalite, de parler beaucoup et aussi d'écouter Ils ont un parfum d'intégrité. C'est à dire qu'ils sont pleinement eux mêmes, mais ne demandent pas aux autres d'être comme eux. Ce sont des gens que J admire et que j'envie, des gens qui me rendent meilleur.
Je suis ainsi fait que j'admire les êtres qui reussissent, quels qu'ils soient, ventripotents et bourres d'Alka Selzer ou sportifs et gracieux. Je suis toujours un peu agacé quand j 'entends certaines personnes traiter par le mépris les gens qui ont réussi. Dans ces cas là, on ironise comme on peut: Comment peut il réussir alors qu'il est Si bête ? Comment un homme aussi moche peut il avoir une femme aussi belle 2 Cela m amuse enormément d'entendre les commentai res medisants qui fusent au sujet d'un homme comme Bernard Tapie. Il n'a volé personne, au contraire, il a enrichi beaucoup de gens, et il donne un excellent spectacle... Et il a même des diplômes, ce qui prouve que les diplômes n'empêchent pas forcément de réussir... Je n y peux rien, même quand je rencontre un homme qui n'a pas l'air d'avoir inventé la poudre mais qui a réussi à monter une societe qui marche, Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il ne doit pas être aussi insignifiant qu'il en a l'air: il a su trouver son chemin, il a sûrement un talent particulier.
La vie est un énorme mouvement brownien de rencontres. Il y a ceux dont les oreilles sont ouvertes, qui entendent les appels qui leur sont lancés et répondent à ces appels. Les autres portent des illères qui les empêchent de voir et de saisir les occasions. I1 faut savoir apprivoiser le hasard. A moins de circonstances extrêmes, je suis persuadé que chacun a le pouvoir de détermi ner pour l'essentiel le cours de sa vie. C est sur nos uvres que nous sommes Juges.


Cette certitude me soutient dans les aleas de la vie et les questions qu'il m'arrive de me poser sur mon action. Nobody's perfect... Je sais qu'il m'arrive d'en irriter certains. Je ne sais pas résister à la tentation d'un bon mot, j'ai une tendance à la gaminerie qui peut, à juste titre, agacer. J'ai sûrement, au cours de ma carriere, blessé des gens. Je crains parfois d'être trop installé dans le système, trop assimilé, au risque de perdre le contact avec les réalités. Je ne suis même pas sûr de résister, à l'occasion, à la tentation de faire preuve d'une certaine lâcheté Que se passerait il si un futur Premier ministré etait mecontent des critiques que j'aurais émises a 1 egard du gouvernement ? Aurais je, si je le rencontrais, le courage de soutenir mes opinions ? Quelles sont les concessions, les compromissions que Je serais amené a faire ? Je ne sais pas. Ce ont Je suis sûr, c est que la voie dans laquelle Je me suis engagé provoque rarement ce genre de circonstances. Je ne suis jamais, comme les ommes politiques, mis en situation de mensonge essentiel. Je les plains, ils doivent en souffrir. D'une certaine façon, je