14. Etonnez moi



L'autre jour, en descendant le boulevard Saint Michel, je me suis arrêté devant la vitrine d'une librairie pour regarder le software en vente à 10 F. Je veux dire, les livres. Aujourd'hui, un petit ordinateur sans disquettes, cela vaut au minimum 2000 à 3000 F. Mais les logiciels vaudront un jour ce que valent aujourd'hui les Spirou ou les Tintin. Chacun sait que le prix de vente d'un livre n'est en aucune manière déterminé par la quantité de travail qu'il contient, mais par le nombre d'exemplaires produits et vendus sur un marché concurrentiel. Personne n'accepterait aujourd'hui de débourser 120 F pour acheter un Spirou. On n'ose même pas augmenter le prix du journal le Monde pour le mettre à 10 F, ce qui serait bien la moindre des choses, si on tenait compte de la somme d'efforts et de réflexion qu'il offre quotidiennement.


Qu'on me comprenne bien: je ne suis pas en train de prétendre qu'un logiciel est la même chose qu'un livre. Ne serait ce que parce qu'il y a dans un logiciel des niveaux d'organisation, un mouvement, que le livre ne propose pas. I1 propose une autre forme de souplesse, de richesse imaginaire. L'ordinateur change celui qui s'en sert, et celui qui s'en sert le change en retour: c'est un échange de bons procédés --de bons processus--qui est vraiment remarquable. C'est l'aller et retour qui est important. On est rarement aussi actif en lisant un livre qu'en dialoguant avec un ordinateur.


Les ordinateurs vont multiplier la quantité des connaissances immediatement accessibles. Quand nous pourrons mettre des centaines de milliers de pages de dictionnaire dans une poche de veste sur des disques optiques de la taille d'un disque compact, ce ne sera pas de la miniaturisation, ce sera une explosion. On a déjà commencé, à Carnegie Mellon, aux Etats Unis, à faire des simulations de ce type: à l'aide d'un Macintosh branché sur un gros ordinateur qui sert de bibliothèque d'Alexandrie, on peut faire apparaître un texte de Shakespeare, les références bibliographiques qui lui correspondent, et lire les livres auxquels il est fait référence, avant de revenir au texte initial. Cela permet un fonctionnement par associations d'idées très familier à l'esprit humain. Ces techniques nous permettront ainsi de relier les connaissances entre elles avec l'aisance que nous avons à associer des idées. Avec une machine qui aura entre 4 et 10 fois la capacité de mémoire d'un Macintosh actuel, 40 fois sa capacité en disques et 5 fois sa rapidité dans le même emballage, il se passera des choses qu'on a peine à imaginer. Il y aura un saut qualitatif, qui ne sera pas seulement lié à une vitesse accrue. Cette machine pourra conserver des textes plus longs, fonctionner plus vite, répondre encore mieux au geste... Un écrivain travaillant sur le synopsis d'un livre pourra en même temps consulter un article du Washington Post. Je le lis déjà tous les matins, chez moi... J'ai une liste de 1 400 serveurs qui proposent à distance leurs services, leurs informations, leurs rendez vous. Gays, religieux ou gourous, personne ne manque à l'appel. Mais cette machine de l'avenir aura aussi des comportements radicalement nouveaux. Etonnez moi Benoît... La beauté de la chose, c'est que ces changements sont imprévisibles. Personne ne peut décrire ce qui n'a pas encore été inventé... Ce qui est certain, c'est qu'il existera des Macintosh de la taille d'un gros livre, transportable dans une poche de pardessus qu'on pourra mettre sur ses genoux pour travailler sous un arbre...


Si cet objet est unique en son genre, c'est à cause de cet aller et retour, de ce dialogue ininterrompu qu'il inaugure avec son utilisateur. Il y a eu, avec l'imprimerie, une première révolution des communications. Mais elle n'a eu pour effet que d'automatiser et de rendre plus productif un travail qui était jusqu'alors le fardeau et le privilege des moines copistes. Il s'agissait toujours de produire un texte à sens unique, dirigé d'un émetteur à un récepteur. La révolution du cinéma, si elle a introduit des bouleversements considérables par rapport au théâtre, se situe elle aussi dans ce cadre d'une communication dirigée dans un seul sens. Le spectateur, dans une salle obscure, a un regard plus ou moins actif. Mais ce regard ne modifie pas le film, pas plus qu'un lecteur ne modifie les pages du livre qu'il lit. Il va de soi que la télévision représente une communication encore plus passive que le cinéma, puisqu'elle évite même le geste consistant à sortir pour acheter un billet, le rituel de l'installation dans le noir, de l'achat des esquimaux, du flirt... Avec un ordinateur, il est vraiment impossible de rester passif. Il n'y avait jusqu'alors que le téléphone qui instauralt une double transmission. Pourtant, à l'origine, il avait été conçu comme un simple récepteur, destiné à transmettre des sons. Les fabricants imaginaient par exemple d'envoyer des concerts par téléphone; ce n'était rien d'autre qu'une radio avant la lettre.


Dans une dizaine d'années, les ordinateurs ne seront probablement pas beaucoup plus intelli gents qu'aujourd'hui. Les progrès de leur intelli gence seront surtout constitués par la mise au point de systèmes experts qui permettront de naviguer facilement dans le dédale de la Bibliothèque nationale sans sortir de chez soi, ou de lire la presse internationale. Ils n'écriront jamais tout seuls les poèmes de Serge Gainsbourg ou Etienne Roda Gil... Mais ils seront certainement encore plus charmants, fidèles, dociles et puissants. Ils nous confirmeront dans notre nature d'êtres qui ne cessent jamais d'apprendre. Nous vivons à l'aube d'une époque où ils nous permettront de changer complètement notre mode de vie. J'imagine très volontiers que mon ordinateur, le matin, au réveil, ait relevé toutes mes boîtes à courrier électronique, m'ait sorti un choix d'informations sur les sujets dont j 'ai l'intention de traiter dans mon prochain livre, m'ait préparé un résumé des principales informations. Toutes ces prouesses sont réalisables dès aujourd'hui, mais souvent encore difficiles à mettre en uvre. Les ordinateurs, parce qu'ils ont accès à des masses incalculables d'informations, serviront de plus en plus de volants intellectuels.


L'informatique ne sera jamais une grande créatrice d'emplois. Mais ce que l'on peut espérer, c'est qu'elle permette à ceux qui exercent un métier intellectuel de se décharger des tâches aliénantes qui leur font perdre un temps précieux. En ouvrant un accès illimité aux connaissances emmagasinées dans le monde entier, elle accroîtra prodigieusement la puissance de cette civilisation.
Ce ne sont pas les ordinateurs qui trouveront un remède au cancer ou à l'hypertension. Mais ils y contribueront sûrement, tout simplement parce qu'ils auront rendu l'information existante accessible à un plus grand nombre de gens, évitant ainsi aux chercheurs de refaire des expériences déjà faites. Le jour où chacun d'entre nous aura accès, sur son écran, à des centaines de milliers de pages de livres, nous ne serons plus limités à notre bibliothèque privée. Les écrivains, les journalistes, les directeurs d'entreprise, les universitaires, pourront travailler de façon totalement différente. I1 est vrai que le mode de constitution des banques de données pose un nouveau problème: qui les constitue, et selon quels critères ? Ceux qui établiront les cartes de navigation de ces immenses bibliothèques auront le pouvoir de diriger les périples de ceux qui viendront les consulter. Rédiger les abstracts, les index, les fichiers, c'est une façon de baliser les sentiers de la connaissance et de lui imprimer sa marque. Ce sont des dangers évidents, mais ces dangers sont humains, ils ont toujours existé sous d'autres formes, dans le Journalisme par exemple.


On a beaucoup parlé des dangers d'une mise en fiches globale de la société, qui serait favorisée par l'informatique. Là encore, le danger existe, mais il comporte sa propre parade. De la même façon que les hommes peuvent déformer la nature des informations stockées dans une banque de données, ils peuvent se glisser subrepticement dans un système de classification pour lui ajouter leur grain de sel. Si le fichage se généralise, on verra sans doute apparâître des petits métiers tendant à élargir les failles du système. Ils existent déjà aux Etats Unis. Dans les bureaux de crédit, par exemple, ces sociétés qui conservent des fichiers sur votre solvabilité au cas où vous prendriez un crédit, sur la fiabilité de vos remboursements passés, etc. Or de petits malins ont réussi à pénétrer dans ces dossiers et à bricoler l'historique de leur profil. On peut tres bien imaginer que dans une université informatisée, ces mêmes débrouillards réussissent à modifier leurs notes d'examen; des détournements identiques sont possibles avec les casiers judiciaires, les cartes grises, les cartes d'identité, les dossiers du fisc...


Un système ne peut être bétonné que jusqu'à un certain point. On peut installer des verrous pour en interdire l'accès, mais il faut quelqu'un pour tourner ces verrous le matin et le soir, et si ce quelqu'un a oublié sa clé dans sa poche, il sera possible d'en faire une copie. Pour trouver la faille, toutes les bonnes vieilles méthodes restent valables: la séduction, la corruption, le chantage... En fait, il s'agit essentiellement d'un problème de secret.


Nous voilà ici ramenés au fameux théorème de Godel, selon lequel un système ne peut être cohérent que s'il comporte une félure. Ici, la fêlure, c'est la négligence humaine, et cette negligence est double: elle peut se manifester dans la conception du système comme dans sa garde. Nous retrouvons d'une part le fameux problème biblique du qui gardera les gardiens ? , mais aussi, d'autre part, cette certitude: il y a toujours des erreurs dans un programrne. Pourquoi ? On pourrait imaginer que ces erreurs soient un effet de la méfiance naturelle des humains à l'égard des machines, ou le résultat d'une crainte de l'idée même de la perfection, qui leur enlèverait la mâîtrise de cet objet. Mais ces causes psychologiques ne feraient alors que redoubler la cause logique: il est impossible de concevoir un système logique qui englobe tous les autres, comme de vérifier qu'un enchâînement logique est parfait. Quoi qu'il en soit, plus le programme est gros, plus les erreurs sont nombreuses. Elles croissent dans une proportion qui n'est ni linéaire? ni géométrique, ni exponentielle, mais combinatolre, c'est à dire plus rapide qu'une exponentielle. On ne peut jamais garantir qu'il n'y a pas d'erreurs dans un programme. On ne peut pas imaginer un système qui garantirait que le programme n'a pas d'erreurs. Soit le gardien aime trop le chocolat ou les petites brunes, soit le programmeur a laissé, inévitablement, au moins une erreur dans le système. De toute manière, la perfection d'un système est un absolu inaccessible. Et, au fond, l'indéterminisme est la meilleure garantie de la liberté.

 

1.Un sonnet dans un circuit
2.Boire un verre
3.Dans la chambre nuptiale du Hilton
4.Le risque du vent
5.Un parfum d'infini
6.Les potins du savoir
7.Marions-les
8.La preuve du pudding
9.Souffrir avec
10.Dans le labyrinthe
11.Beautes a l'oeuvre
12.Ce genial imbecile
13.La puce et le microbe
14.Etonnez moi
15.L'artiste programmeur
16.Le second souffle