7. Marions-les...



La grande informatique française a connu quelques mésaventures et on ne peut vraiment pas prétendre, en dépit des grandes déclarations et des vastes projets, qu'elle soit particulièrement florissante. I1 faut dire que l'Etat a nourri pour elle de grandes ambitions. I1 l'a même dotée, à la naissance, d'un plan-calcul, destiné à lui insuffler les fonds nécessaires pour qu'elle puisse ensuite prendre son envol. Tout le problème est là, dans cette mise en tutelle originelle. L'informatique, on s'en rendait compte brutalement, c'était l'avenir. Or, il y a, en France, de vieux réflexes qui rendent l'Etat comptable du futur de tous. L'argent tuteur, c'était la résurrection des grands schémas colbertiens. On s'est donc mis à cajoler l'informatique, par excès d'enthousiasme, comme Colbert dorlotait les manufactures de bas de soie. Mais si l'action de Colbert avait un sens réel, parce qu'elle portait sur des obJets, une telle politique est devenue, auJourd hui, un contresens. Ce que personne n'a voulu comprendre, c'est que nous ne vivons plus ans une civilisation de biens matériels, mais dans une civilisation de services. Et cela change tout. Les flux économiques, dans le secteur tertiaire, dépérissent dès qu 'on cherche à les centraliser. Or, un ordinateur n'est pas un objet comme un autre, comme un cendrier ou un chapeau. C est un médium qui dispense de information. Faute d'avoir pris la mesure de 1 inadequation des schémas anciens, I'Etat a remis son ouvrage sur le métier. Comme sous l' Ancien Régime, il est passé insensiblement du rôle d arbitre à celui de joueur, et enfin de manufacturier. Dans cette perspective, on pourrait reecrire le feuilleton décevant de l'informatique française: une série de mariages ratés, de fusions en chaîne, de replâtrages fragiles. Un groupe de sociétés devient CII... CII ne peut reussir tout seul, alors on s'allie avec un géant americain. On devient Honeywell-Bull. Le geant n'est pas si puissant que cela, on reprend son autonomie et on redevient Bull... A changer de nom trop souvent, on risque de devoiler une identité incertaine.


Au fond, personne n'a jamais osé poser la question préliminaire: est-il vraiment nécessaire d avoir une grande informatique française ? On pourrait très bien soutenir le contraire, décider que sa mauvaise santé chronique la condamne à jouer éternellement les seconds rôles au plan international, fermer les usines ou les vendre aux Japonais. Au risque de choquer, je pretends que sur un plan strictement économique, ces deux solutions seraient rationnelles et salutaires. Chacun sait que l'industrie française de 1 informatique ne pourrait pas survivre sans une bonne dose de protectionnisme. Qu'est-ce que cela signifie ? Tout simplement que l'on fait payer ses services plus cher aux citoyens. Que se passerait-il si on choisissait une solution libérale ? On permettrait aux citoyens d'acheter les produits étrangers, plus compétitifs, moins chers. On améliorerait donc leur pouvoir d achat: ils seraient donc à même de dépenser le reste selon leur bon plaisir, ou d'épargner, ce qui n'aurait que des effets positifs sur la santé globale de l'économie. Et puis, dans un marche suffisamment libre, on trouve toujours quelqu un pour donner le carburant financier d'une invention réelle: c'est un encouragement à 1 innovation, mère de la croissance. Hélas, on a trop souvent tendance à considérer ceux qui soutiennent ce point de vue comme de mauvais Français...


Comment, vous ne trouvez pas indispensable que nous ayons une informatique nationale ? Mais que deviendra la Défense nationale sans elle ? Nous n'allons tout de même pas demander à des étrangers de fabriquer notre materiel militaire ! Mais ce qu'on ne dit pas, c'est que la Défense nationale française, au moment où j'écris ceci, fonctionne grâce à une machine américaine, fabriquee par Seymour Cray. On oublie aussi de preciser que même les quelques machines françaises sont fabriquées avec des composants importés en majorité de la Silicon Valley ou du Japon. I1 est toujours très tentant de fermer les frontieres, c'est tellement plus confortable. Mais que feront les boulangers de l'informatique s'ils ne peuvent plus acheter leur précieuse farine ? Le discours habituel selon lequel il serait indispensable de conserver une industrie française de l'informatique à cause des applications vitales pour la nation n'est rien d'autre qu'un mensonge politique. Comme les autres secteurs de l'économie, la Defense nationale est internationale
Par ailleurs, il faut se représenter ce que c'est que la vie de tous les jours dans une entreprise nationalisée comme Bull, qui s'essouffle à suivre le r,vthme des concurrents étrangers I1 y a là des femmes et des hommes compétents; qui ne demanderaient pas mieux que d'avoir des idees et de l'énergie, qui aimeraient donner le meilleur d'eux-mêmes pour créer des produits nouveaux, compétitifs, désirables. Mais ils savent aussi que, pour des raisons qui les dépassent largement, ce but est inaccessible dans la situation actuelle. Ils savent que les dés sont pipés: les produits qu'ils fabriquent seront achetés, certes, mais parce qu'ils sont français, non parce qu'ils sont bons. Ces gens sont dépossédés d'une partie de leur identité. Leur conscience professionnelle, leur enthousiasme, leur goût pour le travail bien fait, toutes ces qualités sont secondaires alors qu'elles devraient être essentielles. Ces gens sont dans la situation d'un homme qui se demande s'il est aimé pour lui-même ou pour son argent. A partir du moment fatal où il commence à se poser cette question, il ne peut plus avoir le même regard sur la femme qu'il aime...
Et voilà quelques mois que l'on annonce que Bull sera bientôt contraint de procéder à des compressions de personnel. Pourtant, on nous a assez dit et répété qu'il fallait absolument garantir la survie de Bull, ne serait-ce que pour ne pas accroître le chômage. C'est sans doute ce qu'on appelle la création négative d'emplois... A force de fusions répétées et de récupérations d'entreprises, Bull titube, même avec le soutien de l'Etat, même dans un marché protégé. La situation est d'autant plus désastreuse qu'il y a chez Bull des gens remarquables --j'en ai embauché quelques-uns. Mais notre petit Apple réalise un chiffre d'affaires par salarié quatre ou cinq fois plus élevé que celui de Bull. Et beaucoup de clients préfèrent les ordinateurs de gestion d'IBM à ceux de Bull. I1 n'est pas difficile de prédire que, s'il était privé de l'argent des contribuables français, Bull disparâîtrait, sans autre forme de procès. C'est un outil industriel dont l'existence est artificielle, et qui ne peut plus prétendre s'imposer sur le marché mondial. Il nous reste à espérer que le dénouement ne sera pas trop douloureux. . .


La solution qui consisterait à tirer les conclusions dramatiques qui s'imposent logiquement, c est-à-dire à déclarer forfait, bien que rationnelle, est évidemment irréaliste, pour des raisons politiques et sociales. Fermer Bull serait perçu comme une honte nationale, créant 20 000 sansemploi, et revenant à livrer le pays aux griffes puissantes du mastodonte IBM. Mais ces raisons sont-elles vraiment suffisantes pour justiEler que nous continuions à payer des impôts dans le but absurde de soutenir une industrie condamnée à fabriquer des outils de qualité inférieure ? Subventionner des outils compétitifs, cela pose déjà un problème. Mais subventionner des outils qui ne le sont pas, c'est grave. Bien sûr, il me sera repondu que les ordinateurs de Bull sont meilleurs que ceux d'IBM. C'est possible, c'est sans doute une affaire de goûts et de couleurs Mais il est un fait certain, c'est que sur un marché réellement libre, les clients, publics ou privés, si on les laissait faire, achèteraient autre chose que des machines Bull.


Une des solutions impensables est la vente de Bull par appartements, et pourquoi pas aux Japonais Quelle horreur ! Et pourtant, imaginons un mstant que le constructeur national se retrouve avec une machine haut de gamme d'un industriel japonais, disons la NEC. Imaginons encore que le milieu de gamme devienne une série de machines, elles-mêmes japonaises. Nous dirions que c'est un envahissement doux comme ce qui se passe avec British Leyland et Honda, Alfa Romeo et Nissan. Je plaisante, bien sûr. Nul n'irait penser un instant que cela pourrait arriver à Bull avec le haut de gamme de la série DPS 8 et, plus récemment, le milieu de gamme DPS 7 tout entier.


Pour que Bull puisse sortir de ses contradictions, il faudrait qu'il puisse échapper à la bulle de protections à l'intérieur de laquelle il fonctionne. Mais personne n'imagine, aujourd'hui, comment Bull pourrait échapper au protectionnisme. En effet, qui sont ses clients principaux ? Nul autre que les marchés protégés, c'est-à-dire l'administration, la Sécurité sociale, les militaires, les ministères... L'argent public, en somme. C'est un bel aveu, il faut le reconnâître. Quand on joue au golf, on peut être protégé par un handicap. Mais on peut aussi être handicapé... Ce sont les tours du langage. Autrefois, quand les paysans avaient de vastes forêts et besoin de faire rentrer de l'argent, ils éclaircissaient les bois: on appelait les espaces vides des coupes claires. Aujourd'hui, l'expression s'est inversée: on dit faire des coupes sombres. Le sens originel a plié sous le poids de la connotation du couple clair-sombre. La protection est une arme à double tranchant, capable d'étouffer ceux qui devraient s'épanouir sous son aile. Bull ressemble un peu à ces enfants dont on dit qu'ils ont été élevés dans du coton et qui sont perdus des qu'il s'agit d'affronter la réalité sans intermédiaire.
Et de toute façon, cette protection est finalement très relative: il ne faut tout de même pas oublier qu'IBM, société américaine, est largement implanté sur le marché français et que cette entreprise fait même tourner des usines qui donnent du travail à 21 000 employés français --un chiffre supérieur à celui des employés de Bull ! J aJouterai que, du point de vue d'Apple l'existence d'IBM sur le marché des ordinateurs personnels a été très profitable: d'abord parce qu elle nous a fait redescendre sur terre en remettant les choses en perspective et la concurrence a l'honneur. Ensuite parce que cette grande dame a contribué à donner ses lettres de noblesse a un produit qui était, il n'y a pas si longtemps encore, considéré comme marginal et superflu.


Les capitaux d'IBM sont d'origine américaine, certes, mais il s'agit tout de même d'une industrie française, et même patriotique... IBM ne cesse d'ailleurs d'insister sur cet aspect des choses, s'apprêtant même à conclure des accords avec des sociétés françaises comme Thomson et Telecom et à aider certaines universités françaises. Chassez la concurrence, elle revient au galop le protectionnisme n'est qu'une vue de l'esprit. I1 est à prévoir qu'IBM deviendra à la fois de plus en plus attrayant, grâce à son formidable reseau de services après-vente, et de plus en plus français, imbattable même sur ce terrain-là. Je ne vois vraiment pas comment Bull pourrait s'offrir des bonds en avant technologiques assez spectaculaires pour contrebalancer la puissance d'IBM. Et à mon sens, ce n'est certainement pas en s'appliquant à fabriquer des machines compatibles avec 1'IBM PC que Bull
arrivera à prendre son envol et à assurer son indépendance. . .


On aurait pu souhaiter une situation plus souple, plus mouvante. Au fond, les trios sont souvent plus amusants que les duos et il serait exaltant de voir l'informatique française se réveiller, ne serait-ce que parce qu'il serait malsain de laisser IBM posséder l'industrie française de l'intérieur, à la manière d'un cheval de Troie. Le gouvernement français n'a bien évidemment aucun intérêt à se retrouver dans une situation où IBM aurait les moyens de décider à sa place de l'avenir de l'informatique française. Le jour où il y aura encore plus de salariés d'IBM et
encore moins de salariés de Bull, au cas où un gouvernement serait tenté de protéger encore plus Bull aux dépens d'IBM, quel sera le langage de cette dernière entreprise ? Quels travailleurs faudra-t-il protéger en fin de compte ? Mais si la France veut changer de disque, il faut relancer les dés, s'abstenir des alliances directes avec IBM, Apple ou les autres, essayer de créer un nouveau standard qui puisse émerger suffisamment pour couvrir une partie du marché mondial et pour tenir sa place à côté d'IBM et d'Apple. Pour le moment, ces perspectives ne sont rien de plus qu'un beau rêve. Pour que l'informatique française réussisse à créer un produit neuf et compétitif sur le plan international, sans recourir a des man uvres dégradantes comme la fermeture des frontières, il faudrait qu'elle puisse mettre la tête sous l'eau pendant trois ou quatre ans avec une bonbonne d'oxygène de 400 millions de francs. Il faudrait qu'elle se décide à faire de la recherche de manière intensive, à aller chercher des idées dans le monde entier, y compris en Californie, à faire venir en France des inventeurs étrangers, à accepter de faire fabriquer à Taiwan. . .


Dans le grand élan patriotique des commencements, l'Etat avait donc offert un plancalcul à l'informatique française, prévoyant la mise au point d'ordinateurs performants. Mais il avait tout simplement oublié de prévoir son indispensable complément: un plan-composants. En d'autres termes, on s'est préoccupé des contenants, des boîtes, mais en négligeant le contenu --semi-conducteurs, circuits intégrés chips, etc. Il n'y a pas eu non plus en France dé plan VLSI (circuits intégrés à très large échelle). La situation actuelle est le résultat de cette méconnaissance des débuts. Il existe en effet, dans le secteur des machines de pointe, trois secteurs technologiques d'importance vitale: la technologie des semi-conducteurs, la technologie des unités de disques et la technologie du logiciel. Or, il se trouve, malheureusement, que le seul d'entre eux qui soit à la hauteur dans notre pays, est celui des logiciels, dont la qualité et le dynamisme sont indiscutés. Pourquoi ? Parce que les logiciels ne sont pas soumis au protectionnisme. C 'est une chance. . . Il semble que les fonctionnaires de la République aient tendance à se désintéresser des intangibles et qu'ils aient négligé de se pencher sur ce domaine essentiel mais peu visible... Est-ce la raison pour laquelle il est aussi bien portant ?
Lorsque l'Etat a pris conscience de ce déséquilibre entre les différents secteurs, il était déjà un peu tard, on s'est affolé, et pour réparer les dégâts, on s'est précipité dans des coucheries désordonnées avec des industriels américains: National Semi-Conductor et Harris, entre autres. Ces mariages n'avaient rien à voir avec l'identité, la culture, le désir des entreprises qui les concluaient; ce n'étaient que des alliances destinées à rattraper le retard pris dans le domaine des circuits intégrés.
Le raisonnement qui s'en est ensuivi est pour le moins paradoxal. Nous ne voulons pas nous faire envahir par les vilains étrangers ? Marions-les ! Vieille recette qui date d'avant la Révolution française... On s'est donc mis à importer du savoir-faire, tout en fabriquant les produits en France. Mais les enfants issus de ces unions qui étaient tout sauf des mariages d'amour ressemblent aujourd'hui à ces monstres qui peuplent les tableaux de Goya. Ce genre d'aberrations se produit quand on prend une décision non parce qu'elle a un sens économique, non parce qu'elle répond à la demande d'une clientele, mais pour satisfaire à la raison d'Etat.


Pourtant, avec le Centre mondial de l'informatique et de la ressource humaine, on avait fait un bel effort. Ce Centre, créé par Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1981, avait l'ambition légitime de ne tenir compte que de la compétence, non de la nationalité. Et d'attirer en France tout ce que l'univers de l'informatique a de meilleur. Il s agissait de créer un germe culturel qui devait imprégner d'informatique la société française On a fait appel à Seymour Papert, un élèvé de Jean Piaget venu du MIT, et à Nicolas Negroponte, venu de Carnegie Mellon, pour faire des recherches sur la psychologie des enfants et l informatique, ce qui a abouti à la création d un langage appelé Logo, utilisé dans les écoles On avait la possibilité, grâce à un budget annuei de 140 millions de francs, de ne pas regarder à la dépense et il a donc été possible d'obtenir de Digital Equipment des ordinateurs servant à faire de la programmation. Certains hommes de l entourage de Mitterrand avaient conscience du fait que la France avait raté le virage de la grande informatique, ils se sont donc efforcés de ne pas rater celui de l'informatique nouvelle. Mais un beau jour tout a été stoppé, et cette belle idée qui aurait pu, dans le meilleur des cas, conduire à la création de machines françaises, a sombré dans la magouille politique. Le Centre mondial a surtout cédé à Jean-Jacques ServanSchreiber. Sa vision souvent claire et juste de l'avenir a été gâchée par une gestion et plus généralement un sens politique déplorables. JJSS a rogné lui-même les arbres qu'il avait déployés. Avec l'aide de quelques politiques qui lui voulaient du bien. Mais un bien très... français.


Un produit nouveau ne peut conquérir son marché que si les jouissances que procure son usage sont supérieures au sacrifice que représente son acquisition. L'échec de la quadraphonie en est, a contrario, un excellent exemple. Les possesseurs de chaînes hi-fi n'ont pas jugé utile de remettre en cause toute leur discothèque pour n'obtenir qu'une amélioration légère de leur confort d'écoute. En revanche, si les disques compacts, qui entraînent pourtant une remise en cause de la discothèque, sont en passe de gagner la partie, c'est parce qu'ils sont éternels et inusables, et que cet avantage est décisif pour l'utilisateur. Parce qu'ils permettent d'écouter 74 minutes de musique ininterrompue. Parce qu'on peut, avec la télécommande, passer d'un morceau à l'autre, d'une plage à l'autre, autant de fois qu'on le désire. Parce que le son est pur, sans un souffle. Parce que les clients les désirent. Oui, cela vaut la peine de changer de disque...


L'informatique française est malade parce qu'elle a négligé ces considérations élémentaires sans lesquelles le commerce ne peut pas fonctionner normalement. Elle est malade d'avoir méprisé la concurrence. Je fais tous les soirs en me couchant une petite prière pour la concurrence. C est grâce à elle que se créent les bonnes machines, elle stimule les inventeurs, elle développe le marché. Si elle n'existait pas, je ne pourrais pas vivre comme je l'entends, je n'aurais aucune valeur individuelle, je ne pourrais pas me mesurer, je serais noyé dans la masse. Ou je me battrais à l'intérieur de l'endroit où je travaillerais. Je m'explique: quand j'étais petit, on m'avait fait croire que les commerçants étaient des requins et les chercheurs (ie voulais être chercheur), des gens nobles et déterminés. Ce que J ai trouvé est bien différent. Il y a beaucoup moins de bagarres à l'intérieur des tribus de vendeurs qu'à l'intérieur des tribus de chercheurs qui se battent--entre eux--pour les crédits la gloire, les positions. Les vendeurs, dans uné même tribu j'entends, se battent ensemble pour les beaux yeux du marché. Tous les chefs d entreprise ont, de temps en temps, des velléités d eliminer la concurrence. Mais ils savent qu'elle est une condition nécessaire pour que naissent les belles voitures et les beaux ordinateurs. Si I on veut faire exister une micro-informatique française, il faut accepter dè la laisser se mesurer a la concurrence mondiale, tout simplement parce que le marché français, bien que très vivace, est tout de même limité.


La concurrence, on croit toujours que c'est la guerre, une lutte contre les autres entreprises. Et s'il s'agissait surtout d'une lutte pour la faveur des clients ? En France, on parle beaucoup de l'industrie, mais finalement très peu des clients qui travaillent pour s'acheter les produits de cette industrie. Je parle de clients, et non de consommateurs. Il y a des produits qui ne peuvent être consommés . On consomme du lait ou du pain, oui: une fois consommés, ils disparaissent. On ne consomme pas un livre, une maison, un ordinateur ou un disque. Et puis, en France, quand on parle des consommateurs, on se croit toujours obligé de prendre un ton un peu protecteur, comme si ces gens-la n'étaient pas capables de se défendre tout seuls. Or, nous sommes tous des consommateurs. Et on aurait grand tort de les sous-estimer: ils n'achètent pas longtemps un mauvais produit. En fait, ce qu'on oublie, c'est tout simplement que les consommateurs sont d'abord des travailleurs. Les ouvriers de la General Motors, comme chacun sait, ont l'habitude de vérifier le numéro de série de la voiture qu'ils achètent pour être sûrs qu'elle n'a pas été fabriquée dans une période d'absentéisme ou de gueule de bois, que ce n'est pas une des fameuses voitures du lundi . Mais en France, quand il s'agit de faire des choses vraiment utiles, comme par exemple des tests comparatifs de pneus--courants aux Etats-Unis--les bonnes volontés s'émoussent. D un côté on tient des discours paternels, de I autre on omet de faire des tests qui peuvent sauver des vies...


J'ai lu un jour, dans les colonnes de 50 millions de consommateurs, la lettre d'un client qui se disait mécontent de son Apple III. Aussitôt, Je lui ai envoyé une lettre: S'il y a un défaut de fabrication, nous échangerons immédiatement votre machine, et nous serons heureux de vous offrir un petit cadeau pour témoigner de notre repentir, etc. En même temps, j'écrivais au Journal, pour demander que d'autres plaintes éventuelles me soient immédiatement transmises. Mais le service du courrier du journal n'a communiqué ma lettre au client qu'au bout de trois mois ! Voilà un journal qui insiste sur la necessité pour les fournisseurs d'avoir un service après-vente rapide, et qui attend trois mois pour transmettre une lettre...
La concurrence, d'autres l'ont dit avant moi, ce n'est pas l'anarchie. Le modèle américain est interessant justement parce que l'Etat--la legislation anti-trust--se charge de protéger la concurrence en empêchant par une surveillance etroite la constitution de groupes trop importants. L Etat americain ne plaisante pas avec son rôle d arbitre, et sur ce point important, le mythe de I Amerique 1iberale du laisser-faire mériterait d'être nuancé... John Sculley, président d'Apple, m'expliquait récemment qu'il ne peut pas, sans s'entourer de toutes sortes de précautions, téléphoner àJohn Young, PDG de Hewlett Packard. Et il y a certains sujets--les prix, la distribution, etc.--dont il leur est formellement interdit de s'entretenir, en quelque circonstance que ce soit, au téléphone comme au bord de leur piscine privée. S'il est prouvé --par la longueur des communications téléphoniques, par exemple-- que deux patrons fabriquant des produits concurrents ont eu des conversations répétées, ils risquent d'être condamnés. Sur ce point précis, la législation est si sévère qu'elle en est à la limite anticonstitutionnelle: c'est aux accusés de prouver leur innocence. Si l'on constate, par exemple, que les prix de leurs deux sociétés ont monté ou baissé en même temps, et s'il se trouve
qu'ils ont eu, pendant cette période, des échanges téléphoniques, ils sont présumés coupables et risquent des peines qui peuvent aller jusqu'à l'emprisonnement. Il va de soi que les cadres de ces sociétés sont également sous surveillance étroite...

Ainsi, l'Etat arbitre ne se mêle pas du choix des clients, il se contente d'organiser les règles du jeu pour éviter les abus. Mais cette tâche-là, il la prend au sérieux. C'est un peu comme au rugby: il est interdit de faire un avant à la main et si vous avez un avantage, les adversaires peuvent vous le reprendre. Mais les coups de pied vers l'avant sont autorisés et si vous n'avez pas la balle, on doit vous laisser passer: c'est un jeu merveilleux, justement parce qu il oblige a une remise en jeu continuelle des avantages acquis. Aux Etats-Unis, ce qui est fascinant, c'est que rien n'est définitivement acquis. Le risque est toujours présent, il faut toujours recommencer à faire ses preuves. Mais en contrepartie, l'éventail des possibles reste touJours ouvert. Faire fortune, changer de métier, recommencer à zéro... Ce sont des événements qui font partie du cours naturel de la vie.


En France, on ne remet pas assez la balle en jeu. L'Etat n'est pas seul responsable, loin de la. Il y a aussi, entre autres, le bocage normand de la tradition corporatiste. Nous vivons environnes de talus et de haies. Dès qu'un secteur se constitue, on cherche à le protéger, à dresser des barrières, on instaure des exclusives un numerus clausus. C'est la course aux privilèges, qui bloque le courant changeant des désirs et sature l'espace de l'invention, de la fantaisie... Numerus clausus des pharmaciens, ordre des medecins, vente des charges légales, statuts de la fonction publique, statut de la Caisse d'Epargne interdisant tout recrutement externe autre que par le bas... Les Français craignent plus que tout d'avoir à remettre en cause ce qu'ils ont acquis: ils veulent passer à l'avant à la main. Et ces exclusives, qui se retrouvent dans tous les domaines de l'activité, ont finalement pour effet ce qu'on a si durement reproché au libéralisme: de permettre a quelques-uns de faire des bénéfices sur le dos du plus grand nombre. On impose des études de pharmacie interminables --plus longues que Polytechnique !--pour justifier le numerus clausus et la limitation du nombre des officines. Est-il vraiment nécessaire de faire des études tellement poussées pour savoir qu'il ne faut pas donner en même temps tel et tel médicament ? Ne suffirait-il pas d'indiquer les incompatibilités par des autocollants sur les boîtes de produits ? Mais je ne vais pas repeter ce qui a été si bien dit par François de Closets dans Toujours plus... Nous étouffons sous le poids des féodalités économiques.


En 1981, le train de la micro-informatique française a sifflé, il est entré en gare, il a ralenti, il s'est arrêté en gare, il a sifflé pour dire qu'il redémarrait, il est reparti lentement... et il est parti. L'industrie française l'a regardé passer sans réagir. Cette histoire est d'autant plus navrante que le micro-ordinateur a été inventé... par un Français.
Il s'appelait André Truong Thi, il dirigeait une société qui s'appellait REE (Recherches et études électroniques), située juste en face de Hewlett Packard, dans la zone industrielle de Courtab uf. Au début des années soixante-dix, bien avant Jobs, Wosniak et les autres, il a eu l'idée de mettre un microprocesseur à l'intérieur d'un ordinateur. Il avait trouvé la bonne idée, mais il n'a pas su la faire fructifier: il a commis la grave erreur de n'avoir de cesse que de doter son invention des attributs et des fonctions des machines plus grandes. Il a voulu que son micro soit une réduction de mini: plus petit, moins cher, mais identique. Au lieu de créer quelque chose de nouveau et de différent. Son autre erreur a été d'orienter la création de logiciels vers la gestion au lieu de chercher du côté des idées. En outre, il ne s'est préoccupé sérieusement ni de la qualité, ni du prix de revient, ni de la vente. Mais il avait un service de relations publiques très actif, on a agité beaucoup de berets basques, on s'est glorifié d'un accord passé avec la firme américaine Warner-Swasey qui devait permettre à REE de s'implanter sur le marché américain... Et on a du vendre en tout une vingtaine de machines ! Cette lamentable affaire a été un de ces nombreux contrats du siecle qui ne sont que des oripeaux un peu honteux servant à masquer des réalités industrielles et commerciales peu reluisantes.


Le destin d'un constructeur n'est pas forcément lié à sa taille sur le marché mondial. L'exemple de l'industrie automobile le montre bien. I1 y a quelques années, le discours officiel disait qu'à moins de trois millions de voitures par an, un constructeur n'était pas viable. Mercedes et BMW, par exemple, ainsi que Jaguar, apres la privatisation, et Volvo, prouvent le contraire avec cent à cent cinquante mille voitures par an. Evidemment, ce sont des voitures désirées, et chères (bien qu'une Mercedes 190 ne coûte guère plus qu'une R 25). Le marché est rempli de ces exemples montrant que le sentiment de la valeur d'un produit compte plus que la surface du producteur.
Finalement, après le passage du train, les Français se sont enfin lancés, mais un peu tard, dans la micro-informatique. Aujourd'hui, pour qu'elle puisse s'en sortir, il faudrait qu'on lui donne le temps et les moyens de prendre de l'avance sur le plan technologique et de reapparâître un beau jour avec un produit suffisamment performant pour être susceptible de s imposer sur le marché mondial. Je SUlS formel, il n y a pas d'autre solution... Sauf à entourer la France d'un grillage ininterrompu de pieds de vigne et à fabriquer des machines bien françaises que les Français achèteront parce qu ils y seront obligés. . .

 

1.Un sonnet dans un circuit
2.Boire un verre
3.Dans la chambre nuptiale du Hilton
4.Le risque du vent
5.Un parfum d'infini
6.Les potins du savoir
7.Marions-les
8.La preuve du pudding
9.Souffrir avec
10.Dans le labyrinthe
11.Beautes a l'oeuvre
12.Ce genial imbecile
13.La puce et le microbe
14.Etonnez moi
15.L'a