11 . Beautés à 1 ' Oeuvre
Roland Barthes a été un des premiers à le pressentir
et à le dire magnifiquement, à propos de la DS 19 dans Mythologies:
la technique produit de l'art. On finira bien par s'apercevoir que ces
machines sont des uvres d'art à part entière, et pas seulement
parce qu'elles sont belles, bien emballées, mais aussi dans leur
conception interne, dans l'harmonie de leurs structures invisibles. Un
tout petit walkman de Sony, comme une balance Terraillon ou une bouteille
d'Orangina, sont des objets qui ont leur beauté particulière,
même si elle est reproduite à des millions d'exemplaires.
Pour moi, les ordinateurs personnels possèdent cette qualité
de façon encore plus fascinante, sans doute parce qu'elle est redoublée
par leur part de mystère, parce qu'on ne sait jamais tout à
fait de quoi ils sont capables. Leur beauté spécifique est
continuellement en évolution, elle ne se dévoile jamais tout
à fait.
Ce qui nous empêche si souvent de reconnaître leur qualité
esthétique, c'est une conception ancienne de l'art selon laquelle
l' uvre doit être unique. Ces uvres modernes sont reproduites à
des milliers, des millions de modèles. Mais elles n'en restent pas
moins porteuses d'une idée, d'une forme unique, elles transmettent
l'intuition de leur créateur.
Stephen Paul Jobs est un homme qui a des visions. Quand il a embauché
Harmuth Esslinger, le créateur de la Porsche 928, il savait ce qu'il
voulait: que les produits Apple cessent d'être simplement des machines
pour devenir des uvres d'art. C'était sans doute la meilleure façon
de magnifier leur qualité un peu magique, de la rendre visible à
l' il nu, de la manifester.
Le premier chef d' oeuvre d'Esslinger fut la boîte de l'Apple II
compact. Il a commencé par en changer la couleur en dessinant une
machine entièrement blanche, dans une ligne Snow White (Blanche
Neige) d'un blanc texturé très élégant, avec
un bel écran séparé. Les conséquences de cette
petite révolution ont surpris tout le monde: très naturellement,
notre publicité est devenue plus sobre, plus dépouillée;
le nom d' Apple est devenu plus discret, au lieu d'être emboîté
dans le creux de la pomme sur un fond noir ou bariolé, il s'est
inscrit au dessous de l'emblème; les cartons d'emballage ont été
redessinés en blanc... On reconnaît une idée forte
à ce qu'elle en amène d'autres en série. Par la suite,
il y a eu très peu de changements, même quand l'Apple l/e
a été créé. Pourtant, la diminution du nombre
des composants aurait permis de prendre des libertés avec le dessin
de la boîte. Mais quelqu'un dans la maison avait eu l'intuition qu'il
ne fallait surtout pas changer cette ligne là, que cela aurait porté
atteinte à l'identité de l'objet. Il ne fallait pas faire
la même erreur que Volkswagen avec la Golf II, que les clients trouvent
fade à côté de la première du nom.
Il faut avouer que le dessin du Macintosh est beaucoup moins réussi,
il a été dessiné par un disciple de l'école
Raymond Loewy des années cinquante. Seul, il semble assez élégant,
il est vertical alors que la plupart des ordinateurs personnels sont horizontaux.
Mais quand on le regarde de près, on remarque des moulures inutiles,
un coup de spatule sur le pourtour du clavier, des détails qui lui
donnent une allure un peu démodée alors qu'il date de 1984...
C'est que la première machine dessinée par Esslinger est
apparue trois mois après la création du Macintosh et qu'elle
lui a aussitôt donné un coup de vieux. Tels sont les mystères
de l'évolution du goût. Dans dix ans, ces machines auront
peut être l'allure des vieux réfrigérateurs d'après
guerre. Mais dans vingt ans, on les trouvera à nouveau superbes,
comme les juke boxes qui reviennent à la mode aujourd'hui.
Les objets, pour qu'ils aient une bonne vie, doivent être conçus
pour le plaisir autant que pour l'efficacité. Une voiture, cela
ne sert pas seulement à se déplacer, mais à s'affirmer.
Sinon, tout le monde roulerait en 2 CV, et on verrait moins de voitures
belles et sophistiquées. Les vêtements ne servent pas seulement
à se couvrir mais à se montrer à son avantage. Une
bibliothèque, cela ne sert pas seulement à ranger des livres,
mais à lire. Une chaîne hi fi, cela ne sert pas à écouter
des sons parfaits, mais à rêver en écoutant de la musique.
Ce sont des instruments a plaisir, on ne le dit pas assez. I1 suffit, pour
s en convaincre, de regarder ce qui se passe dans les sociétés
où le plaisir est mal considéré: ces objets sont rares
et chers, quelquefois même interdits. I1 existe en Union soviétique
une copie d'Apple II fabriquée sur place. Elle s'appelle Agathe,
elle coûte 16 000 dollars et il est interdit de la posséder
sans autorisation gouvernementale --comme d'ailleurs de posséder
un photocopieur. Pourquoi les voitures françaises ont elles si rarement
une transmission automatique alors que c'est tellement plus simple à
manier ? Parce qu'il y a un plaisir particulier --phallique, viril--a utiliser
un changement de vitesse au plancher, et que les clients y tiennent. Les
discours ergonomiques sur les bonnes règles de placement des organes
d'une machine ont tendance à négliger cet aspect des choses.
Pourtant il est fondamental.
I1 est largement temps de remettre en cause les vieilles notions religieuses
qui associent, depuis la perte du paradis terrestre, le travail au malheur.
Si le christianisme a décidé que la naissance du Christ devait
être placée pendant les mois les plus sombres de l'année,
c'est parce qu'il fallait avoir souffert pour obtenir ensuite sa récompense.
Je remarque souvent les regards peinés des gens auxquels j 'explique
que mon travail m'amuse. Prendre du plaisir à travailler, cela paraît
choquant parce que c'est contraire aux lois fondamentales de la religion.
Pour qu'un travail ait de la valeur, il faut qu'il soit pénible.
Mais ce commandement--tu accoucheras dans la douleur, etc.-- n'est peut
être qu'un résultat de circonstances de l'évolution
biologique qui n'ont plus leur raison d'être. Avant la pilule, le
plaisir sexuel non légitime comportait un danger d'avoir des enfants
non désirés: il était donc admis par extension que,
pour avoir du plaisir, il fallait avoir peur. I1 n'était donc pas
possible--et donc pas bien --de jouir sans peur et sans reproche... La
pilule a enlevé la peur, mais les vieux réflexes de culpabilité
continuent souvent à gouverner les comporternents. I1 faut du temps
pour que les traces s estompent.
De la même façon, pendant la longue suite de millénaires
de l'histoire de l'humanité, il fallait peiner--labourer, semer,
récolter, stocker, chasser, forger...--pour survivre. I1 était
naturel de prendre cet état de fait, cette circonstance, pour un
destin. Nous arrivons dans une époque où grâce à
la technologie --machines agricoles, machines outils, machines à
laver etc.--, il est possible, pour la première fois, de dissocier
les deux: le lien travail malheur, comme le lien jouissance risques, n'est
plus une fatalité. Mais tout se passe comme si la mémoire
restait imprégnée par ces associations d'idées, comme
Sl nous n arrivions pas à accepter l'idée que ces anciennes
contingences, parce qu'elles ont été promues au rang d'impératifs
éthiques, n'aient plus de fondement dans la réalité.
Il n'y a rien de plus difficile que de renoncer à souffrir. . .
Il arrive qu'il y ait, sur une autoroute, un ralentissement de la circulation
dû à un accident. Or, même quand la cause du ralentissement
a disparu, l'autoroute conserve pendant un temps assez long la mémoire
de l'accident. Il est temps de s'apercevoir que l'autoroute est dégagée:
n en deplaise aux esprits chagrins, prendre du plaisir a travailler avec
de belles machines, c'est possible. Et aucune loi ne l'interdit...