3. Dans la chambre nuptiale du Hilton...
Les voyages en Californie, pour moi, c'est toujours un retour aux sources
de la légende. Au bout de quelque temps, je deviens nostalgique,
J'ai besoin de me retremper dans le mythe. En février 1981, j'étais
en manque. Cela faisait des années que je travaillais pour des sociétés
de la côte Est, et mon dernier pèlerinage dans la Silicon
Valley remontait à 1973, alors que j'étais chez Hewlett Packard,
un autre tandem d'inventeurs qui ont commencé, comme Jobs et Wosniak,
dans un garage. J'étais donc tout heureux de me retrouver dans le
Hilton de la célèbre route 101, qui relie San Francisco à
Los Angeles. Je ne sais vraiment pas pourquoi, on m'avait attribué
la chambre nuptiale. En ouvrant la porte, j'ai eu la révélation
de ce que peut être le kitsch américain porté à
ses sommets: moquette chinée à longs poils acryliques, couleurs
électriques, et surtout un immense lit à baldaquin. Je venais
d'échapper au château-fort haute époque (1965 !) qui
trône sur le Turnpike du Massachusetts. J'étais comblé.
J'avais le privilège de jouir en toute tranquillité du luxe
le plus laid du monde. Mais ce n'est que lorsque, assis sur le lit, j'ai
levé les yeux, que j'ai vraiment connu mon bonheur: le dais du baldaquin
était un miroir en Mylar, ce plastique métallisé souple
qui déforme artistement ce qu'il reflète.
C 'est dans ce décor inimitable que j 'ai épousé Visicalc.
J'avais réussi à kidnapper un Apple II pour l'installer dans
la chambre nuptiale. Après l'avoir branché, je l'ai dûment
booté --un terme consacré dans notre jargon, qui vient de
boot-strap, monter par les étrivières. C'est une métaphore
qui signifie simplement que pour faire tourner le gros programme de la
machine, il faut d'abord le réveiller avec un petit programme --un
chargeur-- inscrit sur une disquette. Concrètement, cela veut dire
qu'on insère une disquette dans le lecteur de disquettes, comme
une cassette dans un magnétophone. Après quelques essais
infructueux, dus à des problèmes de compatibilité
sur lesquels je reviendrai, j'ai donc reussi, pour la première fois,
à mettre Visicalc en selle. Je dois avouer que le décor nuptial
dans lequel se passait cet événement lui donnait tout son
sens: les gens qui vivent dans la promiscuité de ces drôles
de machines ont la bizarre habitude d'user à leur propos de métaphores
sexuelles. Il existe une tradition chez les programmeurssystème,
les pros parmi les pros, qui consiste à montrer leur humour dans
les commentaires qu'ils inscrivent à côté des listes
de programmes. Ce sont des documents qui restent privés, ce qui
leur donne une liberté de ton et de vocabulaire assez étonnante.
Pourtant, liberté n'est pas toujours synonyme de variété,
et on reste souvent dans la science-fiction et le salace. Pas de poésie
élisabéthaine... Et les programmeurs --même quand ce
sont des femmes-- n'étonnent personne quand ils traitent leurs machines
de salopes.
Visicalc s'est donc offert à moi sur l'écran: une feuille
de papier quadrillé avec des lignes et des colonnes. Petit à
petit, je me suis aperçu que ce programme, mine de rien, permettait
de faire en deux temps trois mouvements des simulations de budget dont
tous les chefs d'entreprise ont besoin mais qu'ils n'ont jamais le temps
ou le courage de faire. Dans un budget familial, par exemple, vous vous
demandez ce que seraient les conséquences pour son équilibre
annuel d'une dépense imprévue en février: vous ajoutez
8% dans la colonne correspondante, et les calculs de l'année entière
sont modifiés instantanément. Un seul élément
change et tout est recalculé. Une pierre lancée dans la mare,
et toutes les ondes de choc apparaissent sur l'écran.
Je n'en croyais pas mes yeux. J'étais d'autant plus stupéfait
que c'était exactement ce que J avais voulu faire dix ans plus tôt,
quand J etais directeur commercial chez Hewlett Packard. A l'époque,
j'avais sué sang et eau sur les grandes feuilles vertes à
douze colonnes, plus une à gauche pour les légendes et une
à droite pour les totaux. J'aurais dû me sentir honoré
d'avoir à faire ce pensum: établir son budget était
un status symbol, un symbole de statut. Mais ça ne tombait jamais
juste, les totaux ne correspondaient pas. Et puis, s'il me prenait l'envie
de changer une hypothèse, il fallait tout recommencer. Je disposais
de machines, bien sûr, mais elles ne faisaient qu'un fil --une file--d'opérations.
Pour échapper à cet esclavage, J avais eu la velléité
de fabriquer un tableau intégrant les lignes et les colonnes. Mais
j'ai été contraint d'admettre que ma carrière de programmeur
allait s'arrêter très vite. C'était un casse-tête
chinois... Et nous n'avions d'ailleurs pas, à l'époque, les
outils nécessaires pour inventer Visicalc. J'y ai renoncé,
et je me suis retrouvé à d'autres postes où il y avait
quelqu'un pour faire les calculs à ma place...
Me voilà donc tout seul dans mon Hilton, en pleine exultation devant
cette petite merveille, un peu dans l'état d'esprit de ce conscrit
qui voulait se faire réformer. Son chef lui avait dit de balayer
la caserne, il s'était donc mis à soulever toutes les feuilles
mortes. Il les retournait les unes après les autres et les reposait
par terre en disant: Non, ce n'est pas celle-là. Le colonel qui
passait dans la cour avait fini par le remarquer, on lui avait fait passer
un examen psychiatrique établissant que le conscrit ne jouissait
pas de toutes ses facultés mentales et devait donc être réformé.
On le convoque, on lui remet les papiers de réforme, il prend la
feuille, la retourne et dit: Ah, c'est celle-là.
Visicalc, c'était celle-là. Celle que j'avais eu envie de
fabriquer quinze ans plus tôt. Je l'avais rêvée, imaginée,
elle était là, dans ma chambre. Cela arrive tout le temps,
dans notre métier: les rêves se réalisent, et de nouvelles
pensées les suivent. Quelquefois, on se trouve devant une invention
dont on n'avait même pas conscience d'avoir rêvé: et
on la reconnatt... C'est à coup d'exultations comme celle-là
que le marché se développe.
Visicalc, c'est un réseau. Une calculatrice à trois dimensions:
lignes, colonnes, et tapie à chaque intersection des lignes et des
colonnes, derrière chaque cellule , une formule qui tisse les liens
entre les formules. C'est la structure du modèle que Visicalc recalcule
à chaque fois que l'on introduit un changement, que l'on jette une
pierre dans la mare. Visicalc peut servir, dans une famille, à établir
le budget; il peut aider un directeur financier à faire son compte
d'exploitation, un éditeur à préparer le lancement
de ses collections, un trésorier à faire des hypothèses
de cash-flow... C'est une calculette à trois dimensions. Surtout,
il ajoute une dimension essentielle: la simulation. En fait, les créateurs
de Visicalc, deux jeunes gens de la Côte Est, Dan Bricklin et Bob
Frankston, l'avaient inventé pour les mêmes raisons qui m'avaient
conduit à l'imaginer: parce qu'ils en avaient assez de refaire cinquante
fois des calculs qu'une machine aurait dû faire tellement mieux,
mais ne faisait pas.
Ce jour-là, j'ai compris qu'il n'était plus nécessaire
d'être programmeur pour se servir d'un ordinateur. C'était
une révolution phénoménale. Jusqu'alors, il fallait
connaître un langage--le Basic, le Pascal, le Fortran, le Cobol ou
le Lisp... Il fallait aussi passer par tout un processus de digestion:
on allait dans une grande salle où trônaient les ordinateurs.
Le Moloch était entouré de grands prêtres en blouse
blanche, seuls à connâître le texte des incantations
adressées au dieu machine dont les entrailles contiennent les programmes.
On lui apportait sa nourriture sous forme de cartes perforées, il
les excrétait ensuite sous forme de listings. Il fallait passer
par trois étapes distinctes: données, traitement, resultat.
Mais avec Visicalc, cette hiérarchie a disparu. L'échange,
le dialogue, est continu. Non seulement l'instrument est disponible à
tout instant dans le bureau de chacun, non seulement il utilise des métaphores
simples --une feuille de papier avec des lignes et des colonnes--, et procède
par opérations élémentaires connues --soustraction,
multiplication, etc.-- mais il donne des résultats instantanés
et indéfiniment modifiables. Au lieu d'obliger l'utilisateur à
s'adapter à la machine et à parler son langage, c'est la
machine qui se plie à ses besoins--à ses désirs !--
et qui parle sa langue. Visicalc affiche en même temps les données
et les résultats: il abolit le cauchemar de la pensée hiérarchique
qui distingue entre les données et la structure du modèle.
Il les rend, les unes et les autres, égalemènt accessibles
à la manipulation de l'utilisateur. C'est ainsi qu'il permet de
sortir de la métaphore digestive du Moloch. Il n'est plus nécessaire
d'apprendre le latin, il n'est même plus nécessaire de savoir
à l'avance ce que l'on va faire.
Visicalc confirme ce que les spécialistes de l'intelligence artificielle
ont découvert avec des raisonnements compliqués: l ' intelligence
humaine fonctionne de façon embrouillée, par approximations
et tâtonnements. Quand on réfléchit, on ne sait pas
ce qu'on fait, on ne sait pas où on va, on a besoin d'être
libre de se tromper, de jouer avec les chiffres et les formules, de se
promener d'un étage à l'autre d'un raisonnement. Visicalc
respecte ce nécessaire à peu près, c'est son génie
heuristique (heuristique: art de la bonne divination): je peux arriver
où je veux, même si je ne savais pas au départ où
j'allais...
Voilà donc un outil qui permet, dans un domaine réputé
aride, de rester au plus près de la démarche naturelle de
l'intelligence ( Je crois que cela se passe ainsi, je vais vérifier.
Mes données sont fausses ? Ce n'est pas grave, je peux recommencer.
A l'infini... ). Approximations, tâtonnements, simulations: Visicalc
est une pâte à modeler intellectuelle. Il permet de faire
de la programmation sans le savoir. Qu'on le veuille ou non, la programmation
est une activité essentielle à la vie: faire la cuisine,
inscrire des rendez-vous sur un agenda, c'est programmer. La question ne
se pose pas de savoir si, avec un ordinateur, on va programmer, mais de
savoir quelle méthode et quels objets intellectuels, dotés
de quelle force, on utilise pour programmer.
C 'est aussi un outil de communication. Quand un directeur financier a
terminé ses ruminations budgétaires, il n'en reste pas là:
il doit aller convaincre son patron, ses collègues, ses clients.
Bien sûr, il pourrait se contenter d imprimer son tableau terminé
sur un transparent et le projeter sur un écran. Mais dans une réunion
d'entreprise, le commentaire d'un tableau de chiffres risque fort de lasser
tout le monde. Et surtout, la montagne des chiffres risque de masquer l'essentiel
du propos, c'est-àdire les tendances, les relations entre les phénomenes,
les formes. Ce qui compte, ce n'est pas la serie des pourcentages, c'est
l'évolution générale, a la hausse ou a la baisse.
Un cerveau humain à peu près ordinaire a du mal à
convertir en une seule opération des miles per gallon en litres
au cent kilométres: il y a en même temps un changement d'équations
et un changement d'unités. Un ordinateur fait ce calcul sans le
moindre problème. En revanche, le cerveau humain perçoit
très bien les formes. L'originalité de Visicalc et, aujourd'hui,
de son successeur Multiplan ainsi que de Chart, le générateur
de graphes, c'est qu'ils permettent aussi de traduire les chiffres en images,
en graphiques, avec des reliefs, des couleurs, des perspectives... Ces
images créent du sens, elles racontent une histoire, elles ont un
pouvoir d'expression infiniment supérieur à n'importe quel
tableau de chiffres. L'image va droit au fait, elle transmet un message
instantané. Il est possible aussi, lorsqu'on souhaite rendre un
texte moins aride, de le compléter avec des dessins, comme le faisaient
avec tant de bonheur les moines copistes de l'avant-Gutenberg avec leurs
enluminures. Leur talent a régressé quand l'invention de
l'imprimerie, appelant la mécanisation du travail, avait conduit
à une réduction du nombre de signes utilisés par les
typographes. Mais aujourd'hui, juste retour des choses, la mécanisation
est devenue assez sophistiquée, assez souple, pour qu'il soit enfin
possible de réintroduire les signes abandonnés. Et leur maniement
est à la portée d'un adulte incrédule. Pour incorporer
des images dans un texte d'ordinateur, il n'est pas nécessaire d'avoir
suivi vingt ans de cours de calligraphie avec un mâître zen...
Bien sûr, l'ordinateur sert aussi à mentir. Il y a quatre
formes canoniques de mensonge: action, omission, statistiques, graphiques...
et puis Visicalc. Nous avons tous tendance à prendre pour parole
d'Evangile tout ce qui sort de l'ordinateur. Autrefois on disait: C'est
écrit dans le journal ou Je l'ai entendu à la télé
. Aujourd'hui, on fait confiance à l'ordinateur. Cette confiance
est peut-être un peu excessive... L'ordinateur n'est qu'un outil,
un médiateur: si les données qui lui ont été
fournies sont erronées, il donnera des résultats fantaisistes.
Quant aux graphiques, ils ont une propension particuliere à déformer
la réalité: avec les mêmes chiffres, on peut construire
deux graphiques aux significations contradictoires. Selon le premier, tout
va bien. Selon le deuxième, l'entreprise court à la catastrophe.
En jouant des échelles ou des méthodes d'extrapolation, on
peut faire avaler des budgets d'investissement ou faire croire que des
parts de marché vont éclater. Il n'y a rien de plus facile
que de déformer le message transmis par un ordinateur. J'insiste
sur ce point: le discernement reste une vertu indispensable qu'aucun outil,
fût-il Visicalc, ne peut prétendre remplacer.
Quand j'étais adolescent, j'étais un lecteur fanatique des
livres de Van Vogt--et donc des théories de Korsybski, dont le fondement
est le suivant: la carte n'est pas le territoire. Chaque fois qu'on pose
le pied par terre, on marche sur cette idee - presque terrifiante, parce
qu'elle pose les limites de la représentation du réel. Les
démocraties le savent, il n'y a pas de représentation sans
mensonge. Nous sommes condamnés à vivre dans ce mensonge
existentiel. Nous ne pouvons pas vérifier notre propre nom toutes
les cinq minutes. Le danger de la représentation graphique et des
déformations qu'elle provoque est un cas particulier de cette contradiction
entre l'image et la chose réelle.
Après cette parenthèse, retour à la réunion
d'entreprise. Le directeur financier propose donc un budget prévoyant
6% des dépenses pour les relations publiques. Mais nous sommes en
période de crise: son patron trouve que 4,5% seraient plus raisonnables.
Qu'à cela ne tienne: pendant la pause-caié, il remonte dans
son bureau, change cette hypothèse et se retrouve avec l'ensemble
du tableau modifié en conséquence.
La vie n'est pas faite de décisions brutales, cathartiques. On prend
de petites décisions à chaque instant, tout au long du processus
de réflexion. Les ordinateurs personnels ne servent pas à
prendre des décisions: ils aident à réfléchir,
ils font gagner du temps et de la liberté d'esprit en faisant plusieurs
calculs compliqués en même temps, ils fournissent les éléments
qui permettent de tâtonner, de travailler par approximations avant
de décider. En se chargeant du travail le plus alienant, ils étendent
les possibilités de la réflexion humaine, ils instaurent
une nouvelle forme de division du travail.
Avec un ordinateur, on peut se livrer à quatre sortes d'activités
habituelles: penser, communiquer, apprendre, jouer. Mais autrement, avec
plus de facilité et de plaisir. Les choses que nous faisions avant,
ils nous permettent de les faire plus souvent et mieux. Les choses que
nous ne pouvions pas faire, faute de temps, de savoir-faire, par inhibition
intellectuelle ou par crainte, ils nous en ouvrent l'accès et nous
fournissent par là même une puissante motivation pour oser
les accomplir. Les choses que nous ne savions pas pouvoir faire, ils nous
démontrent que nous en sommes capables. Ils nous fournissent l'occasion
de faire, comme le baron de Serendipe dans un conte de Voltaire, des découvertes
heureuses et inattendues . Les Anglais ont repris le nom de ce baron pour
inventer le terme de serendipitous discosery, les Américains ont
invente le néologisme serendipity. Je ne connais pas de mot plus
adéquat pour exprimer le genre de bonheurs qu un ordinateur personnel
peut faire eprouver.
Vous verrez, ils nous permettront d'en finir asec la vieille association
du travail et du malheur.