9. Souffrir avec...

Deux amis se rencontrent dans la rues, paul a un nouveau costume qui provoque l'admiration de Jacques. Après s'être fait un peu prier Paul finit par donner à son ami l'adresse de sonfl tailleur. Jacques s'y rend le jour même. Le tailleur l'accueille avec tous les égards. Un nouveau costume ? Bien sûr monsieur. Ce sera 10 000 F. Jacques est suffoqué. 10 000 F pour un costume ! Mais le tailleur lui explique: I1 faut que vous sachiez que nous ne faisons pas les choses à moitié. Nous allons tout ds abord envoyer un conseiller artistique svimprégrler de l'environnement professionnel et famillal dans lequel vous vivez, pour que la coupe soit bien adaptée à votre personnalité. Ensuite, nous enverrons un conseiller technique en Australie pour choisir un mouton. Nous expédierons la laine en Ecosse, où se trouvent les meilleures filatures. Le fil est envoyé à Manchester où les teintures sont incomparables. Puis le costume est fabriqué en Irlande. Enfin, après cinq essayages, vous aurez un costume totalement unique. Jacques, impressionné, reconnaît que 10 000 F est somme toute un bon prix. Mais il s'inquiète: i1 aura besoin de son costume dès la semaine prochaine. Qu'à cela ne tienne, répond le tailleur. Vous l'aurez !


I1 y a deux mensonges en informatique: le premier c'est le mensonge du tailleur, vous l'aurez dematn. C 'est la phrase rituelle des ingénieurs quand on leur demande quand leur programme sera prêt. Quand j'entends cette phrase, je sais que Je dois m'apprêter à prendre mon mal en patience. La confection des logiciels est encore, pour l'essentiel, surtout dans le domaine des logiciels de pointe et système, une sorte d'artisanat. Certains projets peuvent prendre un ou deux ans de retard, quand ils ne sont pas tout simplement abandonnés. La raison en est simple: on ne peut pas être nombreux à rédiger un programme, sinon on passe plus de temps à coordonner ce que l'on fait ensemble qu'à le faire bien. Chacun sait qu'ajouter du personnel sur un projet en retard va, à coup sûr, le retarder encore plus: il faut d'abord former les arrivants au travail en cours, et personne ne peut se charger de cette formation, si ce n'est un de ceux qui peinent déjà sur le projet. Le retard ne peut donc que s'accroître. En outre, une personne de plus dans l'explosion combinatoire de la coordination risque fort de compliquer les choses à tous les niveaux, organisationnel et relationnel. Ce qui est fascinant, c'est que, une fois que l'on a découvert qu'un projet est en retard, il est souvent trop tard pour intervenir: les pressions ne peuvent aboutir à rien de bon. Il reste les cajoleries, les menaces et la prière. On peut aussi se résoudre à accepter des performances moins bonnes, ou changer brutalement l'équipe de travail au complet, en espérant que les nouveaux seront meilleurs et la perte de temps limitée.


Le second mensonge est encore plus répandu. Il tient en deux mots, qui sont à la fois un slogan et un mythe: c'est compatible. Vaste sujet, comme dirait Boris Vian. Pourquoi les constructeurs s'obstinent ils à n'être pas compatibles entre eux ? Et pourquoi un constructeur donné n'est il pas vraiment compatible avec lui même ? Avant de reprendre la question en détail, faisons un petit tour chez nos ancêtres... les Romains. Compatible vient de deux mots latins: Cum, avec, et patire, souffrir. Souffrir avec. Ironie de l'étymologie...
La première question est celle du standard unique, universel. Ce serait tellement bien si on pouvait aller d'une machine à l'autre avec sa disquette comme on va d'une châîne hi fi à l'autre avec son microsillon ou son compact. Certes, mais cela voudrait dire que l'industrie serait mûre et que l'on pourrait se contenter d'améliorations à l'intérieur d'une technique stable. Ainsi la stabilité serait devenue plus intéressante que les avantages potentiels de la nouveauté. Or, notre industrie est encore jeune et riche de technologies inexplorées qui nous empêchent de la couler dans le béton d'un standard durable pendant plusieurs décennies comme le microsillon.


A l'inverse, il serait absurde d'avoir un type de programme différent par machine: les programmeurs devraient alors écrire deux ou trois cents versions de Multiplan. C'est trop pour qu'elles soient économiquement viables. Tiraillée entre la poussée de l'innovation technologique et le besoin d'étaler les investissements de création de logiciels puissants sur un grand nombre d'ordinateurs, l'industrie gravite donc vers le compromis d'un petit nombre de standards.
D'où la relative confusion qui existe sur le marché et les batailles continuelles liées à l'innovation. Macintosh, après l'essai infructueux de Lisa, a imposé la souris, les pictogrammes et les fenêtres jusque dans les laboratoires du PARC (Pa!o Alto Research Center) et du MIT. On voit mamtenant ces idées validées contaminer l'Apple II et donner lieu à une belle bataille entre IBM
Microsoft et Digital Research, pour les implanter sur le standard IBM avec trois sous standards appelés Topview, MS Windows et GEM.


Et les choses se compliquent, même à l'interieur d un seul standard. Ce qui nous amène à la seconde question: celle de la compatibilité à l'intérieur même d'un standard. Ici, nous nous trouvons devant un problème à deux facettes: les démangeaisons des ingénieurs et l'évolution de la technologie. Quand une nouvelle machine appartenant à un standard donné voit le jour, on ne sait jamais si les changements sont dus au noble désir des ingénieurs de faire bénéficier le monde des bienfaits de la technologie, ou s'ils sont poussés par la passion d'accomplir de nouvelles prouesses.


Toujours est il que la nouveauté ainsi introduite dans l'édifice a pour conséquence que la compatibilité n'est plus absolue. C'est vrai pour tous les fabricants, à tel point qu'une société comme Compaq peut se proclamer plus compatible avec IBM qu'IBM lui même sans étonner personne dans la profession.
Le secret de la réussite dans l'exercice délicat de la compatibilité avec soi même réside dans la justesse du dosage de l'incompatibilité. S'il y a suffisamment de programmes qui soient compatibles d'emblée, le reste suivra avec de nouvelles versions assez faciles à mettre au point puisque l'essentiel de la machine ne change pas. On fait ainsi glisser la bibliothèque des logiciels d'une machine à l'autre avec plus ou moins de grincements. Et tant mieux si les améliorations, même créatrices d'incompatibilités mineures, sont appréciées.


On aurait pu espérer, dans l'univers régi par le zéro et le un, le oui et le non, une réponse plus simple à la question de la compatibilité. C'est à se demander s'il n'y aurait pas un petit diable auquel nous rendons secrètement hommage parce qu'il crée une confusion qui nous occupe et nous rend indispensables...
Dans le cas où il ne s'agit pas d'une petite amélioration mais d'un véritable saut technologique, l'incompatibilité est nécessaire. C'est le cas pour la création d'un nouveau standard, d'une lignée de machines, d'une dynastie. Pourquoi Macintosh n'est il pas compatible avec Apple II ? Parce qu'on a voulu créer quelque chose de radicalement différent: une machine qui parle en images plutôt qu'en textes, qui puisse percevoir le geste de la main, et dont le standard soit capable de durer dix ans.


La création d'un standard n'est pas une mince affaire. Les auteurs de logiciels n'auront envie de travailler que s'ils pensent que leurs uvres seront publiées. Ils choisiront donc ce qu'ils pensent être un standard porteur. Mais le standard ne devient porteur que si de bons auteurs lui fournissent des programmes. Il faut la poule et l' uf en même temps. C'est un peu comme à Hollywood: je veux Paul Newman pour mon prochain film, mais il me faut aussi 12 millions de dollars. Par quoi commencer ? Il faut aller voir les programmeurs en leur disant: J'ai une machine extraordinaire. Vous allez voir ce que vous allez voir. Elle est difficile à programmer, mais ce sera un feu d'artifice, et puis nous allons vous aider >). Et puis, grâce à eux, elle deviendra vraiment extraordinaire, c'est à dire qu'elle réalisera ses potentialités.


Les programmeurs, ce sont des artistes de la technologie. C'est pour cela que je fais ce métier: j'aime les artistes et la technologie. Pour qu'un ordinateur réalise les promesses qu'il contient, il faut convaincre les bons auteurs de ses mérites. Sans oublier que, chaque fois qu'ils travaillent sur un nouveau standard, les programmeurs doivent s'adapter à de nouveaux instruments de travail; c'est un peu comme si les écrivains devaient, chaque fois qu'ils écrivent un nouveau livre, passer de la gravure sur pierre au papyrus et de la plume d'oie au feutre à pointe.
La technologie évolue sans cesse avec, de temps en temps, des sauts. Ces sauts impliquent des risques, des renoncements, des transpositions. Réécrire un programme existant pour un nouveau standard, c'est un peu comme de transposer une partition pour piano à l'orgue, voire au violon. Pour chaque nouveau standard se constitue une bibliothèque de base.


Le condor est l'animal qui se déplace avec le meilleur rendement énergétique. L'homme, à pied, est au bas de l'échelle. Mais il lui suffit de monter sur une bicyclette pour que sa performance dépasse celle du condor. L'ordinateur, c'est le vélo de l'esprit. En 1980, Apple a lancé un slogan publicitaire: Wheels for the mind. Il aurait été encore plus juste de dire: Wings for the mind. L'ordinateur, c'est un instrument qui permet à l'esprit de prendre son envol. Ce qui compte, c'est que les progrès de la technologie donnent la priorité à la compatibilité avec les désirs des hommes, avec leur intelligence, et non à la compatibilité avec d'autres machines.

 

1.Un sonnet dans un circuit
2.Boire un verre
3.Dans la chambre nuptiale du Hilton
4.Le risque du vent
5.Un parfum d'infini
6.Les potins du savoir
7.Marions-les
8.La preuve du pudding
9.Souffrir avec
10.Dans le labyrinthe
11.Beautes a l'oeuvre
12.Ce genial imbecile
13.La puce et le microbe
14.Etonnez moi
15.L'artiste programmeur
16.Le second souffle