1. Un sonnet dans un circuit
Mais non, je vous assure, ça ne mord pas, ça ne coûte
pas cher, ça ne brise pas les ménages ! J ai beau leur dire,
ils continuent à prendre des airs méfiants, ils me considèrent
comme un doux dingue sur une drôle de machine En confidence, ils
n'ont pas tort... Je les rencon tre parfois dans un dîner en ville.
I1 faut dire que Je suis plutôt casanier, mais il m'arrive parfois
de ceder à cette douce pression conviviale. Et me voilà aussitôt,
à peine tombée la veste, soumis a un feu roulant de questions
assorties de reproches à peine voilés. Les ordinateurs, à
quoi ça sert ? Voilà des milliers d'années que l'humanité
s'en passe très bien, et voilà maintenant qu'il y a ce must
déprimant: apprends à te servir d'un ordinateur, si tu veux
prendre ton pied, si tu ne veux pas rester sur le bas-côté
de l'histoire. Nous qui ne sommes que de pauvres profanes pleins de bonnes
intentions, nous voilà propulsés dans l'enfer du rétro
sans micro. Nous voulons bien être à la mode, mais dites-nous
d'abord à quoi ça sert, que diable ! Pour le teléphone,
ça y est, nous avons compris, pour les avions et les réfrigérateurs
aussi, même les magnétoscopes et les disques à laser,
nous sommes prêts à leur ouvrir nos c urs. Les gros ordinateurs,
nous voulons bien admettre qu'ils sont devenus indispensables, ne serait-ce
que pour recevoir à temps nos relevés de banque. Mais les
micro-ordinateurs, c'est bien simple, nous n'en voyons pas l'usage.
La première réponse qui me vient dans ces cas-là,
que les esprits chagrins me pardonnent, c est de parler de mon plaisir,
de la joie fabuleuse que j'éprouve à la fréquentation
de ces modernes dieux lares. Que ce plaisir soit ambigu, j'en conviens
volontiers, mais le plaisir est-il jamais innocent ? Laissons aux moralistes
le privilège de gloser sur cette vaste question et tentons de dire
ce qui fait tellement plaisir.
Qui s'installe sans peur et sans reproche devant un micro-ordinateur se
trouve à un moment donné, croyez-en mon expérience,
sur le toit du monde. Je veux dire, envahi par un étrange et euphorisant
sentiment de puissance. Je dis bien puissance et non pouvoir. La puissance,
c'est ce que je peux faire. Le pouvoir, c'est ce qu'il m'est permis de
faire. Dans la culture informatique, ces deux notions se font la guerre.
Côté pouvoir, il y a la grande informatique centralisée,
servie par des prêtres intercesseurs qui possèdent le savoir
et donc le pouvoir dans l'entreprise. Les utilisateurs doivent se plier
bon gré lnal gré au bon vouloir de ces manitous électroniques
qui transmettent les décrets du dieu machine. Savoir, vouloir, pouvoir...
Côté puissance, c'est l'informatique personnelle qui rafle
toutes les mises. Utiliser un micro, c'est avoir accès, sans médiation,
à une machine de puissance qui permet de jouer à travailler,
de jouer à apprendre, de jouer à jouer. Je précise
tout de même qu'il n'y a, à mon avis, rien de plus sérieux
que le jeu. J'ai beaucoup de difficulté à comprendre la laborieuse
distinction que l'on a établie dans notre civilisation entre le
travail et le jeu. Et je certifie ici même, la main sur le c ur et
le regard sur le rectangle gris de l'écran de mon Apple, que cette
distinction a disparu de ma vie il y a quelques années. On y survit
très bien, croyez-moi...
Comment s'accomplit ce miracle ? Il faut comprendre que, à l'instar
de la personne humaine, cet objet inerte habillé de plastique, posé
sur la table, n'est pas un: il est multiple, changeant, divers. C'est cette
multiplicité, cette ubiquité qui le rendent si séduisant.
I1 suffit de lui enfoùrner un disque différent dans la gueule
pour qu'il devienne un autre. Ni tout à fait le même ni tout
à fait un autre... I1 n'a pas l'air de changer, l'emballage reste
le même, mais l'usage que l'on en fait devient radicalement différent.
Manipuler des tableaux de chiffres pour établir un budget. Ou bien,
apprendre à jouer aux échecs. Ou encore, programmer, composer
de la musique, écrire un livre, combiner des associations d'idées,
lire le Wall Strset Journal, fabriquer un puzzle, dessiner un modèle
d avion... I1 suffit, pour passer d'un univers à l'autre, de changer
de dtsque.
Dans les dîners, on me dit qu'il s'agit d'une mode, d'un engouement
provisoire pour une nouvelle sorte de gadgets. Je veux bien. Mais il est
des engouements qui durent. Les pionniers de l'aviation en ont entendu
de belles, eux aussi. Pourtant, ils inauguraient une mode qui n'est pas
encore passée. Et avec les ordinateurs, c'est la pensée qui
prend son envol. I1 est vrai que ceux qui ne savent pas ont l'impression
qu' un abîme les sépare de ceux qui savent . I1 y a les initiés
de l'informatique et les profanes, comme il y a ceux qui s'habillent chez
Saint Laurent, et les autres... Les exclus, les profanes, ont l'impression
d'être sur la touche, dans la marge, hors du coup, frustrés.
Et cela d'autant plus qu'ils pressentent obscurément que ces objets
mi-magiques mi-diaboliques représentent beaucoup plus qu'une mode,
justement: une forme de puissance. La frustration vient du fait que l'on
se sent privé de cette puissance singulière, qui fascine
et effraie en même temps. L'informatique ressemble à l'électricité:
elle est merveilleuse et dangereuse. Cette forme d'énergie nouvelle
peut servir à éclairer, à donner de la lumière.
Mais ne risque-t-elle pas aussi de nous électrocuter ? Va-t-elle
me servir ou m'écraser ? Me seconder ou me dominer ? Qui va prendre
le dessus, la machine ou moi ? Cette ambivalence a toujours accompagné
les progrès de la science, les hommes se sont toujours méfiés
des inventions qui changeaient leur vie. Mais l'ordinateur la rend plus
aiguë, plus inquiétante, parce qu'il ne se contente pas de
manipuler des électrons ou des ondes: il manipule de la pensée,
il la transmet, la prolonge, l'accélère. La grande question
qui se cache derrière toutes les autres, c'est: est-ce que ça
pense ? Et donc: est-ce que ça va prendre ma place ? I1 n'est pas
de privilège dont les hommes soient plus jaloux que cette étonnante
faculté qu'ils ont de penser. Ils ne craignent rien de plus que
de devoir la partager avec d'autres étres. En même temps,
la sciencefiction en témoigne, ils ne cessent d'imaginer des robots
pensants ou des extra-terrestres de génie...
Ce mélange de fascination et d'agressivité est plutôt
réconfortant. Chaque fois que j'y suis confronté, je me dis
que ces réactions passionnées prouvent au moins une chose:
que je suis, comme on dit, sur un bon coup , porté par une vague
venue des profondeurs. Les ordinateurs, et surtout les micro-ordinateurs,
ne laissent personne indifférent. Ils sont adorés ou haïs,
encensés ou dénigrés, avec une égale vigueur.
Ils jouent un rôle de premier plan, symbolique et réel, dans
notre univers, et même ceux qui préferent se voiler la face
et ne pas en entendre parler se sentent concernés, agressés,
dérangés, questionnés. Dans la mesure où j'ai
choisi, avec jubilation et détermination, de lier mon destin à
celui de l'informatique, je me sens directement visé par les critiques,
mis en question par les craintes. Dans un dîner où les gens
me prennent ainsi à partie, avec angoisse et curiosité, je
ne suis plus simplement Jean-Louis Gassée, quarante et un ans, vacciné,
marié, deux enfants, amateur de calembours, de musique et de Californie,
curieux de rhétorique et de psychanalyse, grand lecteur de magazines,
matheux dévoyé dans le commerce et content de l'être.
Je deviens l'émanation d'Apple, je représente une fonction,une
culture, une technologie. J'ai eu un peu demal à m'y faire. On préfere
toujours être aimé ou détesté pour soi-même,
pour la couleur de ses yeux ou de ses chaussures, la vivacité de
son esprit, la qualité de son âme ou le nombre de ses défauts...
Mais j'ai fini par me réconcilier avec cette sensation étrange.
Sans doute n'aie pas encore tout à fait réussi à formuler
complètement les convictions qui habitent mes journées et
qui font le sol de mes actes. J'ai l'espoir que l ecriture me permettra
enfin d'éclaircir certaines choses, ne serait-ce que pour moi-même.
Ce livre voudrait être une invitation au voyage dans une région
de l'esprit où la technique et la poésie voisinent et s'enchevêtrent
en se magnifiant mutuellement.
Me voilà donc, une fois de plus, en train de parler avec deux voix
qui n'en font qu'une. La voix d'Apple et la mienne. Je me suis tellement
identifié à cette société qui ne ressemble
à aucune autre que j'ai nettement l'impression de parler de moi
quand je me fais son interprète. J'ai toujours travaillé
dans l'informatique; j'ai commencé pour de vrai à vingt-quatre
ans, mais par la pensée et le désir j'y étais bien
avant. J'ai toujours su que j'aurais un métier de cette nature.
C'était une évidence, je voulais passer ma vie au milieu
des trains électriques de mon enfance... Cela dit, c'est en entrant
chez Apple, il y a quatre ans, que j'ai eu le sentiment que c'était
ca. J'y étais, enfin. On pourrait dire, chez moi. Dans ma maison.
Nous avons deux activités sur terre: structurer son temps et fabriquer
du sens. Quand je suis entré chez Apple, j'ai eu tout de suite le
sentiment que j'allais participer à une aventure qui fabriquait
du sens, plus et mieux que les autres. Allez savoir pourquoi... Il y a
d'abord les symboles, bien sûr. Nous sommes déterminés
par notre nowm: la pomme, une pomme de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.
C'est Steve Jobs qui a lancé le nom d'Apple comme un enfant lance
une bulle de savon pour en regarder les jolies couleurs. Un jour de 1976,
alors que tout le monde se creusait la tête pour savoir comment baptiser
la nouvelle compagnie, il a dit: Si nous n'avons pas trouvé à
cinq heures de l'après-midi, ce sera Apple Computers. Il a eu, ce
jour-là, une de ces intuitions fulgurantes qui changent la destinée
de beaucoup de gens. Si la compagnie s'était appellée MBI
Computers, elle n aurait sûrement pas vécu une aventure comparable...Dans
l'histoire des mythes, il y a eu la premiere pomme, interdite, celle de
l'Arbre de la Connaissance, l'objet central de la Genèse qui a précipité
Adam, Eve, et l'espèce humaine dans le grand courant de l'Histoire.
La seconde pomme fut l'objet fétiche d'Isaac Newton, le symbole
de notre entrée dans l'ère de la science moderne. Le symbole
d'Apple n'a pas été choisi au hasard. Il représente
la troisieme pomme, celle qui élargit les voies de la connaissance
en direction de l'avenir. Un symbole, c'est comme un caillou que l'on jette
dans l'eau, des ondes se forment tout autour et grandissent en s'éloignant
du centre. Autour de la pomme, ce qui circule, c'est le désir, bien
sûr. Mais aussi la connaissance, le savoir, et le sens du drame.
Cette pomme, la nôtre, a un goût un peu acide, une saveur particulière,
inimitable. Dans l'aventure industriel!e de notre temps, je ne vois guère
d entreprises qui aient une saveur comparable
Cela tient évidemment à la personnalité de ses deux
fondateurs. StephenJobs, ce visionnaire obsessionnel et charismatique qui
vendrait son âme pour fabriquer de bons produits, un fanatique de
la qualité avec un caractère impossible... mais il m'arrive
d'avoir envie de sauter dans un avion et de traverser l'Atlantique rien
que pour lui parler d'une idée. Et Wosniak, qui représente
le côté doux, gentil, réfléchi, la simplicité
faite homme... L'eau et le feu...
On aura peut-être compris que le domaine de l'ordinateur, pour moi,
est celui de la poésie. La poésie un peu particulière
de ceux qui sont capables de voir un sonnet dans un circuit... Et cette
poésie finit par traverser la couverture de la machine. Quand je
suis arrivé chez Apple, j'ai ouvert un Apple II, et j'ai vu son
contrôleur de disques--le circuit intérieur qui relie l'ordinateur
à la mémoire stockée sur un disque souple extérieur.
Et j'ai été émerveillé: les ordinateurs que
je connaissais avaient des contrôleurs de disques souples de plusieurs
centaines de centimètres carrés. Mais ce circuit-là
était une miniature, il n'avait que vingt à vingt-cinq centimètres
carrés. J'ai appris par la suite qu'il était célèbre
parmi les gens du métier pour la façon dont Wosniak l'avait
simplifié et pour les possibilités nouvelles qu'il offrait
aux utilisateurs de programmes - malgré ou à cause de cette
simplicité. Aujourd'hui, en hommage à Wosniak, un circuit
intégré du Macintosh utilise les mêmes idées.
Il s'appelle I.W.M., Integrated Woz Machine.
Je dois avouer qu'au lycée je trouvais déjà de la
poésie aux mathématiques, tout en affirmant a mon professeur
que je préférais la poésie... Maintenant, Je ne veux
plus préférer l'un ou l'autre. Je choisis fromage et dessert:
j'ai un petit garçon et une petite fille. Mon fils a un Macintosh
depuis l'âge de trois ans. Quand il joue avec, il dit: Je travaille.
Quand il peint avec, il dit: Je vois Mac Paint . I1 n'est pas nécessaire
de savoir lire et écrire pour s'exprimer avec cette machine. On
peut lire les noms des programmes, mais on peut aussi reconnaître
les pictogrammes. Avec ce petit instrument qu'on appelle la souris, la
coordination de l' il et de la main est littéralement un jeu d'enfant:
mon fils peint, il choisit la bombe à peinture, le gros pinceau,
le crayon... Il fait ce qu'il veut. I1 manipule des métaphores et
cela lui permet de créer. I1 m'a appris beaucoup de choses sur les
rapports des adultes avec l'ordinateur. Les adultes ont tendance à
bouder leur plaisir. Au fond, je crois qu'on ne devient adulte qu'à
travers les déceptions, les deuils et les mensonges. Alors, forcément,
on se donne moins facilement. Mais les adultes, sous cette couche protectrice,
restent des enfants. Quand mon fils appuie sur le A du clavier et qu'il
voit un énorme A apparaître sur l'écran, il exulte.
Il dit: Je fais A ! Les adultes éprouvent la même chose, sans
toujours le savoir, sans oser montrer leur joie. Quand je me laisse aller
à montrer la mienne, on me regarde de travers. Ce n'est pas très
convenable...