2. Boire un verre
Ceux qui s'imaginent naïvement que les automobiles ne sont que des
moyens de transport se bercent d illusions. Une voiture, comme un ordinateur,
c'est un instrument de liberté. Cela sert à aller où
on veut, sans rendre de comptes à personne, sans être obligé
de prendre toujours le même chemin. C'est un médiateur de
la puissance. Dans ma voiture, je vais à Doué-laFontaine
comme j'en ai envie, à l'heure qui me convient. Je rêve en
conduisant, c'est un des deux endroits, avec la douche, où je réfléchis
bien. Je peux m'arrêter en chemin s'il me prend la fantaisie de m'allonger
dans l'herbe. Avec mon ordinateur, je vais au bout du monde par la pensée.
Je choisis mon itinéraire, mes horaires, mon rythme. Je prends des
chemins de traverse, Je reviens en arrière, je brûle les étapes.
Librement.
Cela dit, la comparaison a ses limites. J'avoue une prédilection
pour les belles voitures, j'admire leur confort, leur efficacité,
leur allure aérodynamique ou majestueuse. Mais il ne m'arrive jamais
d'oublier qu'elles ne sont que des machines. Pas un instant, je ne suis
tenté de leur raconter des histoires, de leur demander leur avis,
de les traiter de tous les noms. Avec l'ordinateur, les relations sont
beaucoup plus complexes: on passe son temps à essayer de se rappeler
qu'il ne s'agit pas de quelqu'un .
Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'un ordinateur n'est pas une machine
parmi d'autres. Il leur ressemble, j'en conviens. Mais il appartient à
une autre espèce. Il y a entre un ordinateur et une machine ordinaire
une différence analogue à celle qui, dans l'ordre animal,
sépare les invertébrés des primates. L'ordinateur
est un instrument pour réfléchir, une pâte à
penser. Il prolonge et augmente les possibilités de l'intelligence
humaine.
Une bonne châîne hi-fi a plus de boutons qu'un Macintosh, elle
a l'air plus sophistiqué. Mais elle ne sert qu'à une activité
unique, écouter: elle a un nombre de fonctions limité. En
revanche, l'ordinateur possède un parfum d'infinitude, d'ouverture,
de grands espaces. Pourquoi ? A cause du logiciel, du software. Dans une
machine ordinaire, le software est une donnée immuable, qui reste
à l'extérieur de l'espace de décision. Quand on choisit
une chaîne hi-fi, on ne se préoccupe pas du software: on sait
que tous les microsillons --ou tous les disques compacts-- lui conviendront.
Même chose avec une machine à coudre: elle fonctionne avec
toutes les sortes de tissus. Mais dans un ordinateur, le software est absolument
essentiel: il est à la fois le carburant qui lui perrnet de fonctionner
et le code qui constitue sa personnalité.
Une disquette, c'est carré, c'est plat, ça n'a l'air de rien,
mais quand cela commence à travailler pour vous, on entre tout de
suite dans le vif du sujet, c'est-à-dire dans le déroulement
du programme. On dit qu'un programme se déroule. C'est qu'il s'inscrit
dans un certain temps, avec un rythme donné, exactement comme une
partition musicale. On peut n'en jouer qu'un mouvement, revenir en arrière,
déchiffrer, relire, découvrir peu à peu des subtilités
indécelables au premier abord. Ce n'est sûrement pas un hasard
si les auteurs de logiciels sont souvent musiciens...
Poésie et musique... Nous voici loin des images d'Epinal angoissantes
qui me sont servies entre la poire et le fromage. Ces images sont héritées
de l'époque où les ordinateurs étaient d'énormes
anges exterminateurs installés dans les sous-sols des banques et
des compagnies d'assurances. Ils propageaient des images infernales, plutoniennes,
associées à une sensation de lourdeur, d'écrasement,
d'incompréhension, de lutte pour le pouvoir. Il ne faut rien exagérer.
Ces monstres sont très serviables, ils sont même végétariens
puisqu'ils se nourrissent de papier. Nous en avons chez Apple, ils nous
sont très utiles, nous aurions infiniment de mal à nous en
passer et nous ne sommes pas les seuls. Mais les micro-ordinateurs ont
beau porter le même nom, ils font partie d'une autre famille. Ils
sont légers, dociles, plutôt gais, sympathiques. Si les grosses
machines appartiennent au monde massif de Pluton et de ses Enfers, si elles
évoquent immanquablement le pouvoir mortifere de l'argent industriel,
les micro-ordinateurs appartiennent au monde de Dionysos, de la lumière,
de la légèreté, de l'individualité. C'est toute
la différence entre un objet que n'importe quel quidam peut s'offrir
avec ses économies et un objet qui ne peut être acheté
que par une institution.
La confusion vient de ce que l'on désigne les deux d'un même
mot: ordinateur. Les Américains ont un autre terme: computer , ce
qui signifie calculateur . La langue française a sans doute fait
preuve d'une intuition supérieure en insistant sur sa nature d'objet
créateur d'ordre. L'intelligence humaine est élastique, elle
permet de manipuler des idées qui sont du domaine de l'intuition,
de l'à peu près. Si vous dites à un ordinateur: Je
vais boire un verre , il ne comprendra pas. Selon sa logique stricte, on
ne boit pas un verre, on boit le liquide qui se trouve à l'intérieur.
Si vous lui dites: Je me suis acheté un vison , il vous demandera:
Dans quelle cage allez-vous le mettre ? C'est tout le problème de
l'intelligence artificielle: comment passe-t-on de la binarité à
la déformation élastique opérée par le langage
? Comment peut-on apprendre à une machine à procéder
par approximations ?
Les ordinateurs, parce qu'ils imposent un certain ordre rigide, nous aident
à prendre conscience du fonctionnement de la pensée. Qu'est-ce
qu'un concept ? C'est un chemin qui relie deux concepts. Une idée
nouvelle est une idée qui en relie deux autres. Or, ce chemin nouveau
est lui aussi un concept, une idée, c'est-à-dire un lieu.
Comment un chemin et un lieu peuvent-ils être la même chose
? Quand je propose à un collègue de bureau de venir boire
un verre , j'opère une double déformation: je déforme
l'idée du verre--de la matière--pour désigner le gobelet
fait avec du verre; je la déforme une seconde fois pour désigner
le contenu du gobelet fait avec ce matériau. Il n'y a rien de plus
facile que de mettre en échec un ordinateur: il suffit de le prendre
au piège avec un dictionnaire des difficultés de la langue
française. Ou de lui lire un poème. Il sera capable de vérifier
qu'un vers a douze pieds. Il pourra même vérifier la rime.
Mais si vous lui demandez: Est-ce que c'est un bon vers ? Est-ce qu'il
a du sens ? Est-ce qu'il est beau ? , il sera bien incapable de donner
une réponse juste. Un ordinateur est totalement désarmé
devant une devinette ou une définition de mots croisés: comment
pourrait-il comprendre qu'une agitatrice de grèves est une vague
? Ou que, ce qui vide les baignoires et remplit les lavabos n'est rien
d'autre que l'entracte ? C'est justement cette incapacité des ordinateurs
qui permet de comprendre la spécificité de l'intelligence
humaine. Les ordinateurs me fascinent parce qu'ils m'apprennent qui je
suis.